Éloge de l’altérité

Photo de Michel Boermans
Photo de Michel Boermans

lettre à Isabelle Pousseur (25/10/2021).

Chère Isabelle,

Nous entretenons depuis de longues années une relation de connivence avec l’art, l’écriture et le théâtre qui si elle s’est distendue depuis que je me suis un peu éloigné des soirées théâtrales reste toujours vivante.

C’est comme actrice que tu apparais en couverture du numéro 2 d’Alternatives théâtrales en 1979 en compagnie d’Amid Chakir.

C’est en conférencière, metteure en scène, femme… et actrice — dans ce savoureux mélange des genres — que je t’ai retrouvée hier dans la très stimulante conférence-spectacle théâtrale et musicale : « Éloge de l’altérité » (1) que tu as proposée au théâtre Océan Nord.

Photo de Michel Boermans
Photo de Michel Boermans

Tu as choisi la judicieuse forme du « soliloque dialogué » pour partager ta pensée sur l’art du théâtre que tu pratiques avec tant d’intelligence et sensibilité.

On y retrouve les idées phares que tu avais développées en 2013 dans « le théâtre, art de l’autre » (2), déclinées et prolongées sur le plateau du théâtre par des actrices et acteurs, tous formidables et habitant, chacune et chacun avec leur univers et leur sensibilité propre, ce monde à la fois étrange et familier de la représentation du réel et son mystère.

Entourée de Paul Camus, Amid Chakir, Francesco Italiano, Bogdan Kikena et Chloé Winkel, nous voyons se déployer une pensée en acte à travers l’histoire de ta relation au monde et au théâtre.

C’est en 1984 que j’ai accueilli à Namur, où j’officiais alors, « je voulais encore dire quelque chose mais quoi », qui inaugurait une relation forte avec Michel Boermans pour le traitement des images (magnifiquement utilisées ici, et pour l’ouverture sur l’imaginaire et pour le rapport au réel). Ce spectacle plongeait, notamment, dans les souvenirs, les peurs et les plaisirs de l’enfance.

On sait à quel point pour toi, cette mémoire de l’enfance (et la mémoire tout court) est centrale pour la construction des spectacles.

Le souvenir d’un travail à présenter, enfant, à l’école et l’enseignement de ton père sur la contextualisation des œuvres d’art a été déterminant pour ta conception et ta pratique du théâtre comme espace de rencontre et d’échanges de voix plurielles.

Comme le choc à 10 ans aux États-Unis d’Amérique, lors des mouvements de révolte des noirs pour les droits civiques dans les années 60, aura participé à ta prise de conscience d’être « blanche » parmi les noirs. Cet élément alors, en partie inconscient aura été fondateur de ta relation à l’Afrique.

Photo de Michel Boermans
Photo de Michel Boermans

Le hasard (?) a voulu que je te précède d’un an à Ouagadougou pour une formation de journalistes culturels. C’est à partir de la création avec des acteurs noirs en 2011 du « songe d’une nuit d’été » que ta relation à l’Afrique pourra se déployer (ici et là-bas) comme elle a joué un rôle central dans le travail d’écriture de Bernard Marie Koltès, auteur que tu as mis en scène et auquel comme tu le dis de tous les auteurs que tu choisis doivent exercer sur toi une sorte de fascination amoureuse sans laquelle le spectacle ne pourrait advenir.

Quelle belle idée d’avoir adjoint le piano de Jean-Luc Plouvier à cette aventure de l’intime (comme si la présence de ton père planait sur le spectacle) et du partage. Les ponctuations musicales admirablement interprétées — dans la violence ou la douceur selon les ambiances- participent de cette pluralité des voix qui t’est si chère.

Photo de Michel Boermans
Photo de Michel Boermans

Que ferions-nous sans « la musique par qui l’hiver est tolérable » comme je le chante en ce moment avec Aragon ?

Je me rappelle d’une conversation avec Jean-Claude Berutti qui estimait que dans chaque saison, la programmation d’un théâtre se devait de faire entendre un spectacle dans une langue « étrangère ».

Ce fut un moment de grâce d’entendre Amid Chakir faire résonner la langue arabe dans cet espace vide et de découvrir l’élégance bouleversante et agile de son corps vieillissant.

Enfin, quelle surprise émouvante de découvrir dans la dernière partie du spectacle, comme un pari sur l’avenir, la quinzaine de jeunes gens, européens et africains, dansant sur le quatrième concerto pour clavier de Bach, affirmant l’engagement du théâtre océan Nord dans le travail d’ateliers et la transmission.

Pari sur l’énergie et la beauté de la jeunesse.

Je t’embrasse,

Bernard


(1) Éloge de l’altérité conférence-spectacle théâtrale et musicale d’Isabelle Pousseur. Regard extérieur Guillemette Laurent, Scénographie Christine Grégoire, Création son Laure Lappel, Costumes Laura Ughetto, Chorégraphie Nadine Ganase et Filipa Cardoso.

Avec la participation de Carole Adolff, Juliette Ban, Julien Beckers, Alice Borgers, Madeleine Camus, Romain Cinter, Magrit Coulon, Ozan Eken, Noé Englebert, Solange O’brayanne Muneme, Djo Ngeleka, Anthony Ruotte, Ibrahima Diokine Sambou (Papis), Souad Toughrai

(2) Isabelle Pousseur, le théâtre, art de l’autre, Alternatives théâtrales, hors série n° 13, septembre 2013

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