Lundi 4 janvier 2016. Théâtre de Liège. Salle de la Grande Main. Moby Dick, répétitions. Noël est passé, et avec l’an neuf nous entamons les deux dernières semaines de travail avant les représentations. La baleine est dans le ventre du théâtre, comme Jonas. Samuel French Inc. nous interdit de changer le titre, nous aurions préféré « Moby Dick »; la fiction de répétition, que Welles a écrite pour introduire sa tentative de théâtraliser le roman de Melville, s’épuise rapidement et à l’usage, nous semble datée. La transposition du roman de Melville est magistrale, la traduction de Daniel joue toute seule ; mais… Nous ne voulons pas jouer à la répétition, même si ce que nous ferons sera nommé comme tel.
Le soir en rentrant du théâtre, ou le matin pour retarder mon retour au réel, je note quelques mots :
- Occuper le plateau, occuper l’espace, savoir qu’il faut passer par là, par cette valse hésitation. Je me rappelle que l’espace est un rythme.
- Mercredi. La dimension narrative prend toute la place. C’est le centre du travail d’écriture de Melville. Mélanie fait tout ce travail. La musique devra l’aider.
- Intolérable émotion : à un moment l’humeur du travail ressemble à l’humeur du texte que l’on joue. Il ne se passe rien dans Moby Dick, des hommes attendent, ils travaillent, sur la mer, l’océan… Ils attendent qu’Achab trouve Moby Dick. Ils attendent qu’on trouve comment faire ce spectacle. Ils attendent que Jan les emmène.
- Aristote aurait dit : « Il y a trois sortes d’hommes : les Vivants, les Morts, et ceux qui vont sur la Mer. »; jouer ça, « être d’une autre sorte… ».
- Scène de poursuite sur la baleine. Se servir de l’objet baleine comme d’un jouet qui pourrait devenir ce que l’on veut. Un peu comme le canard jaune dans la baignoire.
- Lucie a trouvé quelque chose avec Pip. Je ne sais pas si le public comprendra ce personnage – ou plutôt : sa fonction dramaturgique. Ce n’est pas la folie d’Achab, c’est plutôt l’expression pertinente de notre proximité avec notre mort. Je crois. Comme cet épisode de L’Odyssée où Ulysse descend aux enfers pour questionner Tirésias le devin.
- Je me souviens que, dans Mille Plateaux, Guattari et Deleuze prennent l’exemple de Moby Dick pour expliciter le concept du « devenir animal », la rencontre avec le destin qui déclenche le changement. Est-ce que Achab change ? Qu’est-ce qu’il change ? Ce qui ne change pas lors d’une répétition, c’est …
- Je lis un article « Achab Communiste, Achab Capitaliste » : le montage du « communiste » Welles, un communisme romantique pour qui peut-être Achab serait comme un révolutionnaire suicidaire, entraînant avec lui les malheureux prolétaires de la mer. Mon problème est que je ne suis pas sûr qu’on ne pourrait pas – dans le feu de l’action – penser la même chose d’un coup d’État d’extrême-droite.
- Je commence à sentir à qui le spectacle ne plaira pas. Notre Moby Dick manque d’ironie, de cynisme. Même la folie de Pip est sérieuse et grave.
Dans ma liseuse j’ai le recueil Un truc soi-disant super auquel on ne me reprendra pas de David Foster Wallace ; il y a dedans une nouvelle éponyme. Une sorte d’étude des effets secondaires de l’ironie (l’ironie : ce qui est déprimant et ne peut qu’être accepté, c’est l’état actuel du monde. Aucun Dieu n’y peut rien, pas plus que n’y peut quelque chose une idéologie, même révolutionnaire ou psychanalytique). David Foster Wallace pose que l’ironie est la « marque d’un grand désespoir » et observe l’ironie dans son environnement quotidien, en analysant des publicités des voitures Isuzu et des séries télévisées. Il souligne à quel point l’ironie s’est compromise avec la société de consommation, jusqu’à en devenir le mode de communication dominant. TINA (There Is No Alternative – Il n’y a pas d’alternative).
J’ai lu ce texte avant Quarante et un. Je ne suis pas sûr de vouloir encore être ironique.
Moby Dick n’est pas un roman ironique.
- Ce soir discussion avec Jan. On devrait trouver un moyen pour qu’il reste du « en répétition » quelque chose de l’oeuvre en création que nous impose le projet « À vous de choisir ». Jan, et je suis d’accord, trouve que « jouer » à la répétition ne marchera pas – même si c’est la proposition de Welles. Essayer de garder le spectacle en mouvement, en évolution. Est-ce que l’improvisation des musiciens est perceptible ?
- Est-ce que notre système perceptif, le cerveau et le reste, est capable de percevoir le changement ? J’ai l’impression qu’on ne se souvient que de moments, d’instantanés. Est-ce qu’on perçoit le changement si on n’en garde pas l’impression ? Comment faire pour que – sans faire semblant – le public perçoive consciemment qu’il y a dans ce que nous proposons cette variable du « changement à vue » ? Est-on capable de la perception du progressif ? Ou seulement de la chose finie ?
- « Elle souffle ! » le jet de CO2 est bruyant. Il ponctue.
- Le projet n’est pas que le spectacle.
- Difficultés avec la sonorisation. Je suis toujours préoccupé par la question de la localisation. David aussi. Pourquoi est-ce que la technologie ne suit pas. Obsolète stéréo. Repenser la technique.
- Filage. Ne pas toucher la baleine trop tôt. Prendre des temps pour que la musique trouve son aire. Et garder le rythme.
Samedi 16.01.2016. Générale.
La blancheur. Le chapitre 42 de Moby Dick est consacré à la blancheur éclatante du cachalot. Et Melville affirme que ce n’est ni la taille ni l’apparence si monstrueuse qui le rendent si effrayant, mais sa blancheur. L’image du cachalot dans sa blancheur éclatante fait signe vers autre chose, vers un « dehors » de la représentation. La blancheur est au-delà de tout sens, de tout discours.
Première.