Ludwik Flaszen: Farewell to a Totem Ludwik Flaszen, one of the founders of the theatre awareness in our times, died in Paris yesterday, Saturday 24 October 2020. In 1959, this courageous and renowned critic was nominated literary director of the small provincial Teatr 13 Rzedów in Opole, Poland. He chose as artistic partner an unknown 26-year-old director who had still not finished theatre school: Jerzy Grotowski. Together, in a few years, they changed the essence of theatre through their practice and writing. Ludwik Flaszen believed in a “theatrical” theatre and was the first to write about a “poor theatre” in reference to Grotowski’s performance Akropolis. Most of all he was a free, defiant spirit. Grotowski liked to call him his “devil’s advocate”. When Grotowski left Poland in 1981, Ludwik continued the activity of the theatre in Wroclaw until its closure in 1984. Then, he moved to Paris, continuing to collaborate with the Grotowski Institute in Wroclaw at regular intervals. Ludwik has been a mentor and a guide for many actors and directors in many parts of the world. Until recently, in the encounters with the younger generations, he was a captivating speaker, stimulating curiosity and questions. For me, who met him daily from 1961 to 1964 and often until a few months ago, he was more than an inspiration. I called him “rabbi”, the wise who knows the worth of the Word and Action. Now Ludwik is together with his accomplice Jerzy. Both continue to live in my heart. Eugenio Barba
Ludwik Flaszen : la disparition d’un Socrate du théâtre
Ludwik Flaszen se trouve à l’origine d’une des plus radicales aventures de la scène européenne, l’aventure du Théâtre Laboratoire de Wroclaw dont il assura la direction avec Jerzy Grotowski. Il en fut même l’initiateur car, homme de lettres réputé en Pologne de même que critique, on lui accorda la responsabilité de diriger un théâtre dans la petite ville d’Opole pour le mettre à l’écart de Varsovie « la capitale officielle » et de Cracovie, « la capitale intellectuelle ». Flaszen, sensible à la valeur pas encore révélée de Jerzy Grotowski, décida de le convier et de lui laisser sa place. Geste fondateur, geste exemplaire pour l’homme qui, délibérément, a ouvert la voie d’un mouvement qui révolutionna l’art du théâtre et dont il a su rester l’accompagnateur vigilant. Ne disait –on pas qu’il était le Méphistophéles qui cultive sans relâche l’esprit critique et œuvre à la naissance de l’ « oeuvre » commune en disant sempiternellement « non » ? Il entendait ainsi ne pas se bercer d’ illusions, ne pas se laisser tromper par des découvertes rapides, et il aidait son grand ami en l’accompagnant avec une affection non sentimentale. L’accomplissement du Théâtre Laboratoire est dû à cette alliance fondée sur le double constitué par Jerzy et Ludwik. Et comment ne pas rappeler à l’heure du deuil que le terme réputé de « théâtre pauvre » qui a fait la gloire de Grotowski a été d’abord formulé par son partenaire de choix, Ludwik ? Ils ont été deux !
Ludwik vient de partir après de longues années passées dans l’anonymat parisien, de temps en temps surmonté par des sorties publiques ayant un écho réel parmi les fidèles du Théâtre Laboratoire et de Grotowski. Il restait entouré de sa femme, de quelques grands amis dont l’exceptionnel traducteur Erik Veaux, et de temps en temps retournait en Pologne d’où il retirait des énergies indispensables à sa survie : là-bas on l’honorait et on lui vouait du respect, alors qu’ici on l’ignorait ! Ludwik a été un maître de la parole, un penseur oral et c’est ainsi qu’il a exercé son impact en se constituant, comme il m’a toujours semblé, en une sorte de Socrate moderne. Il parlait sans dispenser des verdicts mais en restant exigeant et souriant. Le sourire d’un sceptique à même de formuler des affirmations toujours sur le mode de la distance sans cesse conservée. Sa parole, modestement entendue en France, connut une vraie diffusion dans le monde : de Rio de Janeiro à Bucarest ou Milan, il fut assimilé à un Saint Jean de Grotowski. Et ce n’est pas peu !
Comment, à cette heure–ci, ne pas évoquer la soirée, en Sicile, où Eugenio Barba présentait un de ses plus importants spectacles, Cendres, consacré à Brecht au terme duquel il nous abandonna pour se livrer à un échange avec Ludwik, et tels des péripathéticiens apparentés ils se sont promenés longtemps dans le jardin en nous oubliant tous. Quelle confiance réciproque, me disais – je ! Mais des années plus tard j’ai connu une pareille excursion intellectuelle dans les rues de Wroclaw pendant la nuit, car, comme Grotowski, Ludwik s’épanouissait dans l’obscurité, à l’abri de la lumière. Alors que c’est un tel défi de briller ! J’ai partagé avec Ludwik, Krista et Monique, ma femme, des instants d’affection amicale lorsqu’il ouvrait parfois la porte fermée des souvenirs du Théâtre Laboratoire, car dans une telle réunion il nous dévoila le livre secret, paru en Russie, dont Grotowski s’est inspiré pour son théâtre des sources ou évoqua les amitiés électives qui ont constitué le socle du travail accompli dans le refuge stratégiquement construit à Wroclaw. Suite au départ de Grotowski du Théâtre Laboratoire, Ludwik Flaszen a assuré une brève direction intérimaire, après quoi il s’est consacré à des ateliers pratiques focalisés surtout autour de la voix. Nombreux sont ceux qui les ont suivis et appréciés! Parfois il s’est essayé à la mise en scène et, il y a trente ans, je me suis rendu à Amiens pour assister à son essai sur les Frères Karamazov et, en rentrant à l’hôtel, j’ai appris la chute de Ceaucescu ! Souvenir inoubliable…l’histoire et l’amitié se rejoignaient dans un instant unique, définitif. Une vie est faite non seulement des œuvres mais aussi des souvenirs « essentiels » – oh, le mot maudit aujourd’hui ! Des années plus tard, pour fêter les dix ans depuis l’événement, je lui ai apporté une bouteille de la cave de Ceaucescu afin de respecter la pensée de Marx selon laquelle il faut se séparer de l’histoire en riant… Et nous avons ri !
En homme ayant la propension pour l’exercice de l’oral, Ludwik développait des discours brillants et érudits, citait des auteurs oubliés, des phrases inouïes, mais, surtout, dans l’exil parisien, il semblait craindre l’écrit, le repousser, le retarder, s’en méfier. Cela explique sans doute la longue gestation de son livre tant attendu sur le travail de Wroclaw et le passé mythique du Théâtre Laboratoire. Ironiquement il a choisi comme titre Grotowski & Comp , livre arborescent, avec des détours et des rappels, mais aussi livre de l’évitement. En le lisant je me suis rappelé d’une dame à Venise qui, étant restauratrice comme son père, m’a montré sa plaque de démonstration en ajoutant dépitée « Il est parti avec ses secrets ». Ludwik aussi et, dans ce sens – là, il a respecté l’esprit de Jerzy : savoir garder des secrets. Ne pas les disperser, conserver à jamais leur force ; il fut leur dernier gardien.
Ludwik fait partie de ces personnages en retrait, loin de l’exposition médiatique, mais puissants par l’influence qu’ils exercent malgré leur écart cultivé. Il a privilégié la parole et a évité l’endoctrinement, il a participé et nourri le travail de Grotowski, il lui a été proche et a souffert par l’éloignement que celui – ci lui imposa durant une période. Finalement ils se sont retrouvés… Il a été au courant de la pensée symbolique et hermétique de même que de la politique courante perçue souvent avec indifférence. Un jour, quand il avait l’esprit légèrement égaré, Ludwik avoua implicitement son scepticisme lorsque Erik Veaux lui offrit un journal polonais récent et, en le feuilletant, il l’interrogea : « Pourquoi me l’apportes- tu, je l’ai déjà lu hier ». Toute sa distance à l’égard du contemporain surgit dans cet étonnement !
Je ne l’ai pas vu ces derniers temps par crainte de me confronter à son déclin. Et grâce à cette stratégie coupable son sourire perdure, sa intelligence n’a rien perdu de son éclat et je laisse tomber avec mélancolie le rideau sur le Théâtre Laboratoire et ses compères. Une aventure collective s’achève avec son second fondateur disparu ! Mais préservons leur mémoire commune… de même que la posture adoptée par ce Socrate de notre théâtre qui a marqué une époque et a ressuscité un espoir!
Un hommage du Collège de France à Jerzy Grotowski, avec Ludwik Flaszen et Marc Fumaroli est disponible ici