« Brefs entretiens avec des femmes exceptionnelles » de Joan Yago, crée par la compagnie Le Grand Cerf Bleu au Théâtre Ouvert.

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Natalia "Barbie" Yaroslavna (Laureline Le Bris-Cep), La Compagnie du Grand Cerf Bleu au Théâtre Ouvert - © Christophe Raynaud de Lage

Dernières répétitions dans la salle de la Cité Véron.

S’il est vrai que l’écriture comme la création sur scène préparent l’ouverture d’un après et d’un ailleurs – il s’agit cette fois d’un vrai départ et d’une future arrivée : ce sont les dernières mois de la présence du Théâtre Ouvert dans les locaux occupés depuis 1981 à la Cité Véron (Paris 18e), avant son déménagement avenue Gambetta (Paris 20e). Le théâtre fondé par Lucien et Micheline Attoun a toujours eu pour vocation d’accueillir et de faire découvrir des écritures contemporaines parmi les plus singulières, comme en témoignent les noms dessinés à la craie sur les murs de la salle : Combats de nègres et de chiens de Bernard-Marie Koltès, Bruits de François Bon, Fin d’été à Baccarat de Philippe Minyana, Onysos le furieux de Laurent Gaudé, Les Petites heures d’Eugène Durif, et bien d’autres encore. Mais le théâtre à la coupole cuivrée ne connaîtra pas de « déconfinement » public. Une page se tourne dans le grand livre du Théâtre Ouvert, qui reprendra de plus belle son travail d’exploration avec la nouvelle ouverture prévue en janvier 2021. À ce titre, les répétitions de ces « Brefs entretiens de femmes exceptionnelles » sont fidèles à l’esprit du lieu, en cultivant différentes sortes d’entre-deux.

Entre-deux langues, puisque le texte du dramaturge catalan Joan Yago a été choisi par la directrice Caroline Marcilhac, et proposé à la compagnie Le Grand Cerf Bleu (fondée en 2014) dans le cadre du programme « Fabulamundi », qui soutient la traduction et la circulation de nouvelles écritures entre différents pays d’Europe. Le trait d’union entre les textes contemporains et la scène, tracé par le Théâtre Ouvert dès ses débuts, se double cette fois d’un travail de traduction et d’édition bilingue (à paraître), ce qui est une nouveauté au sein du catalogue qui privilégiait jusque-là l’expression en langue française.

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La coupole du Théâtre Ouvert © Christophe Raynaud de Lage

L’entre-deux tient aussi à la forme de l’entretien, où nous découvrons chacune des six femmes « exceptionnelles » à travers les réponses qu’elles adressent à la « voix d’homme » qui mène l’interview, ou l’entretien, ou parfois même une sorte d’interrogatoire. La mise en scène choisit visiblement de ne pas trancher entre les différents niveaux de jugement politique ou moral qui peuvent ressortir des différents types d’entretiens, et privilégie plutôt l’ambiguïté première du texte, où ces phénomènes médiatiques redeviennent peu à peu des personnes à part entière, en même temps qu’elles assument leur mode de vie, leur idéologie, ou leur caractère d’apparence. Mais ces femmes ne sont pas entièrement fictionnelles. Chacune d’elle est construite à partir de figures existantes, promues comme « extraordinaires » grâce à internet : telle la jeune « poupée humaine » ukrainienne, célèbre pour sa ressemblance avec Barbie, ou la femme « bleue », inspirée de l’histoire d’un fermier californien à la peau bleue, intoxiqué un médicament à base d’argent, ou encore Roberta Flax, une ingénieure responsable d’un programme transhumaniste visant à prolonger la vie humaine en la transférant sur internet grâce à une hypothétique interface cerveau-machine.

L’entre-deux plus fondamental du texte réside alors dans la dualité de l’apparence et de l’intériorité, et ce qu’elle nous dit du sensationnalisme décuplé par les moyens technologiques actuels. Loin de rendre vivable ou acceptable le hors-norme, la statistique de l’audimat et des réseaux met en avant des « monstres » qui viennent confirmer pour ainsi dire par l’absurde nos normes les plus pesantes. Le canon de la beauté incarné par Barbie devient monstrueux lorsqu’il est réellement incorporé par une femme, la tentative d’automédication par l’argent se retourne en toxicité, et le désir de bonheur ou d’immortalité fini par renoncer au corps jusqu’à se désincarner. Alors qu’on pourrait croire que la pièce ne fait qu’exploiter le thème des « monstres », en renouvelant une vieille tradition des arts forains (si l’on pense aux monstres télévisuels qui mettent au chômage les danseurs Ginger et Fred dans le film de Fellini), l’intelligence du texte porté par la compagnie du Grand Cerf Bleu fait ressortir au contraire un procédé baroque, qui consiste plutôt à retourner la société du spectacle comme un gant, et à mener patiemment ces entretiens jusqu’à retrouver une forme d’empathie, d’intimité et d’humanité là où ces femmes ne peuvent se montrer – ou ne sont jamais vues – que comme des images d’elles-mêmes. Un tremblement dans la voix, une parole apaisée, nous rendent alors capables d’entendre les véritables raisons que donnent ces femmes, malgré une société irrationnelle, dont elles sont à la fois le reflet et l’exception. Le jeu de la parole comme alternative à la logique de l’apparence est traité avec beaucoup de justesse dans la mise en scène, ce qui donnera matière à une première mise en espace en août à La Mousson d’été et à une version sonore que prépare la compagnie du Grand Cerf Bleu, ce qui fait attendre avec impatience la création au Théâtre Ouvert en février prochain.

  Informations :

 « Brefs entretiens avec des femmes exceptionnelles », de Joan Yago, traduit du catalan par Laurent Gallardo, création par la compagnie Le Grand Cerf Bleu.

Production déléguée Théâtre Ouvert – Centre national des dramaturgies contemporaines. Avec le soutien de «Fabulamundi – Playwriting Europe », programme Culture de l’Union Européenne, et de la Maison Antoine Vitez, Centre international de la traduction théâtrale.

Direction artistique : Gabriel Tur.
Collaboration artistique : Laureline Le Bris-Cep et Jean-Baptiste Tur.
 Avec : Anna Bouguereau, Etienne Jaumet, Laureline Le Bris-Cep, Juliette Prier (en alternance avec Laurie Barthélémy) et Jean-Baptiste Tur.

Dates :

Mise en espace à la « Mousson d'été – Rencontres théâtrales internationales » (21-27 Août 2020), à la Maison Européenne des Écritures Contemporaines (MEEC) – Abbaye des Prémontrés, 9, rue Saint Martin, 54700 Pont-à-Mousson, France.
La Mousson d’été – Rencontres théâtrales internationales et Université d’été européenne
Février 2021(date à préciser) : Création au Théâtre Ouvert – Nouvelle adresse : 159 avenue Gambetta, 75020, Paris, ou « Hors les murs ».

Auteur/autrice : Jean Tain

Jean Tain s'intéresse particulièrement aux mises en scène contemporaines d'opéra et aux diverses formes du théâtre chanté. Il est par ailleurs doctorant agrégé en philosophie.

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