Josse De Pauw (°1952) est un acteur. Ce n’est pas seulement l’acteur le plus demandé de la scène flamande. C’est surtout un homme actant : un homme qui cherche toujours à explorer, rechercher, transposer et interroger.
Il incarne au sens le plus pur du terme l’homme actant du temps de Radeis, troupe de théâtre absurde qui, au début des années 1980, a ébranlé le théâtre à texte poussiéreux de l’époque en créant des représentations humoristiques et imagées. Lors de ces premières années, l’homme qui connaîtra ensuite la célébrité grâce à des rôles à texte puissants comme celui du consul dans Onder de vulkaan (Sous le volcan, en 2009) ou de l’icône du football Raymond (2012) ne s’exprimait pas encore – il lui manquait les mots. Il était le clown silencieux, le héros absurde, le personnage qui cafouille en dehors de toute langue. Animé uniquement par le plaisir de jouer. Josse De Pauw : « Radeis m’a permis de découvrir la joie du jeu d’acteur. Nous jouions sans paroles. Après huit ans, j’en ai eu assez de me taire et j’ai commencé à écrire des textes pour moi-même. Retrouver la parole a été bénéfique, mais je continuais d’apprécier le rythme et la cadence que j’avais appris dans la rue avec Radeis. »
Radeis avait vu le jour en 1976, lorsque l’impact de 1968 venait seulement de gagner la Flandre. Josse De Pauw avait seize ans en cette année mythique de 1968. Par voie de conséquence, le concept de « liberté » figurait en bonne place sur la liste de ses envies. Josse De Pauw : « La signification de ce mot ne me pénétrait pas profondément, pas plus qu’elle ne le fait aujourd’hui, mais c’était une chose à laquelle j’aspirais. » Ce penchant pour la liberté et le désir de suivre ses envies ne l’ont jamais quitté. Un demi-siècle plus tard, Josse De Pauw est toujours l’un des rares artistes à évoluer en free-lance dans le paysage artistique, sans structure ni compagnie. C’est sous l’égide de maisons artistiques qui ne réclament rien de lui qu’il fonctionne le mieux ; des partenaires réguliers comme le KVS à Bruxelles et surtout LOD Muziektheater à Gand qui soutient son travail depuis plus de dix ans et lui permet de développer ses créations en toute liberté. La raison est simple : pour Josse De Pauw, toute création artistique commence par une rencontre et non par une obligation.
Aussi chère lui soit la liberté, Josse De Pauw ne souhaite pas passer pour un solitaire. « Je suis un mélange d’homme social et de solitaire. Je ne suis pas fait pour une formation fixe, qui me semble vite trop contraignante. Mais personne n’aime travailler seul. Je compose désormais ma propre équipe en fonction du spectacle que je veux monter. » Pour rester cet électron libre autoproclamé, Josse De Pauw se montre aussi particulièrement fidèle. Si l’on parcourt l’impressionnante liste de collaborations qui ont émaillé sa longue carrière, plusieurs noms surgissent avec récurrence. Le musicien Peter Vermeersch est l’un d’eux. Compagnon de la première heure, il était à ses côtés lors de temps forts comme l’autobiographique Weg de 1998 et Revue Ravage en 2015. Josse de Pauw a également collaboré à plusieurs reprises avec le compositeur Jan Kuijken. Sans oublier une foule d’amitiés artistiques avec des gens comme Eric Thielemans, George van Dam, Koenraad Tinel, Dirk Roofthooft, Claire Chevallier, Tom Jansen, etc.
Cette liste de partenariats artistiques permet de souligner un fait remarquable : on y voit au moins autant de musiciens que d’acteurs ou de professionnels du théâtre. La musique a toujours joué un rôle dans la vie de Josse De Pauw (il suffit de penser au rythme muet des spectacles de Radeis) mais, au fil des années, elle n’a cessé de gagner en importance. Après avoir découvert qu’il pouvait jouer, puis parler, la musique a suivi naturellement. « C’est comme si une chose en entraînait une autre », explique-t-il.
La musique n’intervient pas seulement dans la parole rythmée qu’il s’est appropriée, mais la plupart de ses spectacles sont aussi plus explicitement des productions de théâtre musical, pensées et créées en étroite collaboration avec des musiciens. Qu’a-t-elle de plus que la langue, la musique ? Elle est plus abstraite et donc plus ambiguë que la parole.
« Je n’ai aucune formation musicale et la musique fait donc plus appel à mon intuition. C’est cela qui me plaît. La musique ne peut s’expliquer que dans une certaine mesure ; elle est moins liée au sens, alors que les mots sont avant tout porteurs de sens. Je le ressens comme une entrave, même si la poésie offre occasionnellement une solution. »
L’amour de Josse De Pauw pour la musique et la scène musicale n’a rien de fortuit : il s’agit une fois de plus d’un désir de liberté. Comme l’a écrit la dramaturge Marianne Van Kerkhoven, « le rêve de Josse De Pauw consiste à atteindre un jour sur scène la même liberté d’improvisation que les musiciens de jazz. » L’une de ses tentatives les plus réussies à cet égard fut An Old Monk, en 2012. Accompagné d’un trio de musiciens sous la direction du pianiste Kris Defoort, il se livre à une « petite danse » animée par l’esprit de Thelonious Monk. Josse De Pauw dirige la musique tout en la suivant, comme cela se produit en jazz, car être musicien signifie aussi « se mettre au service de l’autre ». On peut briller à l’avant-plan pour ensuite céder sa place aux autres. Il s’agit autant de donner que de prendre. En toute confiance vis-à-vis de ce que les autres vont faire, car la confiance est précisément à la base de toute relation sur scène.
C’est sans doute cette confiance, la sincérité qui doit nécessairement s’instaurer entre ceux qui partagent la scène, qui explique que Josse De Pauw préfère généralement s’écarter des côtés plus prosaïques de l’entreprise artistique. La réalité de la scène à côté de la scène, où règnent le lobbying, la subsidiation et la stratégie. Josse De Pauw ne s’est aventuré qu’occasionnellement dans des emplois administratifs : comme directeur artistique de la compagnie théâtrale brugeoise Het Net (2000–2005) et comme directeur artistique par intérim du théâtre municipal d’Anvers, Het Toneelhuis, en 2006, entre le départ de Luk Perceval et l’arrivée de Guy Cassiers. Les charmes du travail de bureau n’opèrent que modérément sur l’acteur, qui a découvert que ce n’est pas la gestion, mais la réalisation qui fait battre son coeur. Être sur le terrain, plutôt que d’en parler ou de rédiger des dossiers. Josse De Pauw a pour ainsi dire une aversion pour le discours. Ce qui explique sa réticence à se livrer dans des interviews à de grandes déclarations sur ses collègues, le domaine artistique ou la société en général.
Il préfère que ses spectacles parlent pour lui, même s’ils ne le font jamais au sens littéral du terme. Récemment, la trilogie De Helden (Les Héros, 2017), De Mensheid (L’Humanité, 2017) et De Blinden (Les Aveugles, 2018) aborde la condition humaine, mais cette thématique ne se traduit pas sur scène sous un angle anecdotique – pas de guerre en Syrie ou d’analyse du néolibéralisme. Josse De Pauw se laisse en effet rarement séduire par ce type de critique explicite dans ses textes ou ses mises en scène. C’est plutôt l’inverse qui se produit : une production en chantier depuis longtemps semble résonner spontanément d’une terrible actualité. Le projet des Aveugles existait depuis environ sept ans, mais ce n’est qu’en s’y attaquant sérieusement cette année avec le compositeur Jan Kuijken qu’ils ont tous deux été frappés par l’urgence du texte de Maeterlinck. Josse De Pauw l’a exprimé en ces termes dans De Morgen : « Maurice Maeterlinck a écrit Les Aveugles il y a cent trente ans. Mais si vous lisez ces mots à l’heure actuelle, il faut quasiment y voir des hommes en fuite. Les personnages sont jetés sur le rivage et leur situation dépend de l’aide d’un autre homme. » Dans une production comme HUIS (2014), revient la joyeuse ambiance anarchique d’un carnaval. Cette turbulente adaptation d’un texte de Michel De Ghelderode (encore un auteur auquel Josse De Pauw a juré fidélité) regorge de mots grossiers, d’humour scabreux et d’ingénuité calculée. Ainsi, entre farce et gravité, Josse De Pauw aime bousculer l’ordre établi. Est-ce du théâtre politique ? Peut-être bien, mais sans pamphlets ni mégaphone. Josse De Pauw fait du théâtre politique à sa manière.
Il est très intransigeant sur ce point. Et à juste titre. La réticence de Josse De Pauw à l’égard d’assertions politiques et sociales explicites (en un temps où le mouvement de décolonisation et le phénomène #MeToo en réclament chaque jour) remonte à sa conviction profonde vis-à-vis de l’art, selon laquelle l’artiste est celui qui ne sait pas. Josse De Pauw : « Mon travail se fortifie par le doute. Cela peut paraître contradictoire, mais ce ne l’est pas. C’est le doute qui enclenche ma pensée et le doute déteste les affirmations. Je préfère désorienter mon public plutôt que de lui asséner des slogans de vie. Je suis moi-même en pleine confusion et je livre quelque chose de moi au public. Pas de grande déclaration politique de ma part. » L’art doit être libre, au lieu d’être tenu par un agenda social ou politique. Josse De Pauw : « Les arts constituent un moyen de réflexion spécifique ; une façon de penser tout haut, ouvertement. Ces pensées doivent être libres. » Car si l’art n’est pas libre, il perd sa fonction principale, selon Josse De Pauw : la catharsis.
Il continue donc de travailler dur, envers et contre l’esprit du temps, suivant une méthode de travail qu’il a décrite lui-même comme une « flânerie » : sans objectif précis ni parcours délimité, mais en fouillant et en scrutant, tout en cueillant une fleur de temps en temps. Toutes ces petites fleurs éparses constituent aujourd’hui un impressionnant bouquet d’oeuvres théâtrales, récits de voyage, livres, adaptations de romans, films et téléfilms… car n’oublions pas la contribution de Josse De Pauw à plus de cinquante films belges et étrangers. Ancré dans la scène artistique bruxelloise (notamment en raison de sa formation au Conservatoire Royal de Bruxelles – section néerlandophone – aujourd’hui RITCS), il a constitué, dès les débuts de sa carrière, un tandem avec des réalisateurs comme Marc Didden (Sailors don’t Cry, 1988) et Dominique Deruddere (le bukowskien Crazy Love, 1989). Pour les films, Vinaya (1992) et Übung (2001), Josse De Pauw s’est assis lui-même dans le fauteuil du réalisateur.
Réaliser, jouer, écrire ; Josse De Pauw est un homme gourmand et il le sait.
« Les choses sont souvent trop belles pour ne pas s’en emparer. J’aime laisser mûrir un grand nombre d’idées en même temps. Peter Vermeersch a un jour comparé sa manière de travailler à un jardin : il plante des petites graines ici et là, puis ces petites graines commencent à germer pêle-mêle, chacune à leur rythme. À la bonne saison, il s’occupe des bons légumes, il les arrose et il attend. Les légumes qui résistent en valent la peine. Un jour, les temps sont mûrs et le moment est venu de les récolter. Dans son jardin d’abondance. Je me reconnais tout à fait dans cette description et cette manière de travailler. »
Un jardin d’abondance exige toutefois un jardinier avisé. Séduit par le flux incessant d’offres et de demandes, Josse De Pauw ne serait pas le premier à se perdre lui-même dans un rythme de production où la qualité doit céder à la quantité. Comment gère-t-il son agenda en ces temps d’agitation fébrile où le rythme effréné des technologies de communication (et la contrainte d’en être) a de quoi mettre sous pression le plus stoïcien des flâneurs ? Josse De Pauw a délibérément choisi de rester du côté de la lenteur et trouve la réponse dans un impératif de bienveillance. Envers l’artiste, mais aussi envers l’art. « Réfléchir à ce que vous faites, comment vous le faites et avec qui. Réfléchir à ce qui constitue précisément votre art et l’aborder consciencieusement. Être attentif l’un à l’autre. » A-t-il toujours agi en fonction de cet impératif ? « Pas toujours », admet-il, mais « je me le reproche de plus en plus explicitement quand je l’ai perdu de vue à des moments cruciaux. »
Pour l’instant, Josse De Pauw semble peu éprouver le besoin de se reposer. Il trouve surtout le repos dans le travail et si le monde le sollicite trop, il y a toujours cette petite maison de montagne en France, où personne n’exige rien de lui. « Mais je dois aussi m’y convaincre moi-même de ne rien exiger de moi. Lorsque j’y parviens, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. » L’inexorable passage du temps ne semble pas le toucher non plus pour le moment, où du moins ne l’évoque-t-il que laconiquement. « Vieillir me rend-il plus indulgent ? Non, je ne pense pas. Vieillir me rend surtout plus vieux. Tout se fait moins lestement, de sorte qu’on pardonne plus facilement les cafouillages. Est-ce de l’indulgence ? Peut-être. »
Mais revenons-en à ses débuts. Les quatre jeunes acteurs de Radeis ont brutalement mis fin à leur collectif en 1984, à la veille de leur percée internationale, le point culminant de leur renommée. Ils avaient l’impression d’avoir fait le tour de qu’ils avaient à y faire, à y vivre. Trente-cinq ans plus tard, Josse De Pauw n’a pas encore atteint ce point ; il y a encore trop de beaux légumes dans son potager, qui attendent patiemment que leur jardinier vienne les récolter. « Pour l’instant, je ne peux pas imaginer que je vais m’arrêter de créer. À moins que je ne veuille pas me l’imaginer. » Il envisage son propre avenir et celui des arts avec optimisme, en gardant à l’esprit une citation de l’historien de l’art autrichien Ernst Gombrich : « À la vérité, l’art n’a pas d’existence propre. Il n’y a que des artistes. » « Je trouve qu’il est bon d’y réfléchir de temps à autre. Les artistes seront toujours là, quoi qu’il arrive. La société ? C’est autre chose… Nous aurons beaucoup de choses à apprendre dans les temps qui viennent. Et c’est pénible quand on pense déjà tout savoir. »
Il faut donc continuer de douter. Et non moins important : continuer de jouer.
Traduit du néerlandais par Pascale de Nève.
A l'issue de la représentation du 16 novembre 2019 au Théâtre National : discussion avec Josse de Pauw, animée par Isabelle Dumont
Article extrait du N° #136 d'Alternatives théâtrales: Théâtre < > Musique : Variations contemporaines - Novembre 2018