Ce n’est pas tout à fait le cas au Japon, où le théâtre n’a presque jamais constitué une « chose publique » ni n’a été pensé en ces termes. Aborder le théâtre japonais à la lumière des notions de « public » et de « privé », permettra de mieux comprendre ce que le théâtre japonais partage avec le théâtre français et en quoi ils se différencient l’un de l’autre.
Mais que veut dire justement être « public » ? C’est être dans un rapport soit avec le public ou la population, soit avec le pouvoir public qui en émane (1), ou bien les deux. La notion de « public » se définit par opposition à celle de « privé », héritière des vieilles oppositions entre polis et oikos, publicus et privatus. La coutume est dès lors de définir le théâtre public par opposition au théâtre privé, du moins en France : le théâtre public est soutenu par le pouvoir public afin qu’un théâtre de qualité reste ouvert et accessible à toute la population et qu’il soit soutenu également par celle-ci, sans doute à l’instar du théâtre grec antique (ou même du théâtre médiéval), qui savait réunir un grand public de citoyens, autour de spectacles de grand intérêt public, avec le concours de l’autorité publique.
Cela peut sembler simple mais la réalité est bien plus complexe que cela. Pour commencer, en japonais, le mot « public » (kôkyô) ne possède pas la polysémie qui est la sienne en français, en tant que nom et adjectif, et il signifie avant tout « relever du pouvoir public » ou « être sous son contrôle afin d’être accessible à tous », avant d’évoquer une « collectivité de personnes ». On ne voit donc pas l’espace public de la même manière : la vie publique et la vie privée ne se répartissent pas de la même façon ; par exemple, la vie professionnelle, le travail, ne s’oppose pas forcément à la vie privée ou la famille au Japon, mais il se situe souvent dans son prolongement (Augustin Berque dira que « le public est dans le privé » (2)).
Par ailleurs, la ligne de démarcation entre « public » et « privé » n’est pas si nette. Rappelons d’emblée que le théâtre se jouant devant une audience, il revêt donc un certain caractère « public » par nature (à comparer avec le caractère privé de la lecture, du moins de l’époque moderne), même dans le théâtre privé. De plus, les théâtres privés, en France, peuvent bénéficier d’une aide semi-publique, provenant de l’Association pour le soutien du théâtre privé, au financement de laquelle participent l’État et la ville de Paris. De plus, le service public en général peut être fourni par un exploitant privé. Même en France, la plupart des théâtres publics sont des associations à but non lucratif ou des sociétés à responsabilité limitée (SARL), à l’exception de ceux qui ont le statut d’établissement public, EPIC ou EPCC. Ensuite, la privatisation des entreprises publiques ou de la fonction publique en général, où l’on est censé travailler de plus en plus avec l’esprit de l’entreprise privée, complique encore plus la donne. Nous vivons en effet dans une « modernité liquide », selon la formule de Zygmunt Baumann (3), marquée par le passage du « solide » au « liquide », du « lourd » au « léger », du « rigide » au « flexible », du « stable » au « mobile »…, et où le domaine « public », autrefois doté d’un fondement solide, est sans cesse remis en question.
Histoire (de l’échec) du théâtre public japonais
Il nous faut préciser tout d’abord qu’il n’existe pas un théâtre japonais mais des théâtres japonais, de même qu’il n’y a pas le public mais les publics, le public de théâtre étant divisé en différents publics qui fréquentent des secteurs spécifiques. En effet, bien des formes de spectacle qui ont fait leur apparition dans l’histoire du théâtre au Japon ont été préservées : kagura et gagaku qui datent de l’époque de Heian, nô et kyôgen, de l’époque de Muromachi, kabuki et bunraku, de l’époque d’Edo, shinpa (fin XIXe), shingeki (début XXe), angura (années 1960, pour théâtre underground), « théâtre calme » (années 1990), revues et comédies musicales (début XXe)…, sans qu’aucune de ces formes ne devienne dominante (4). Cette diversité qu’on observe sur le plan esthétique à l’intérieur du théâtre, voire du théâtre contemporain, est liée à l’histoire et résulte en partie de l’absence de standard fixé par un théâtre national ou une école nationale du théâtre, et de véritable centre du théâtre : le théâtre japonais est le fruit du décentrement (et non de la décentralisation, comme en France).
Car l’histoire du théâtre public au Japon est celle d’une succession d’échecs. Après la Restauration de Meiji, un mouvement prônant l’amélioration du théâtre (engeki kairyô undô) a eu lieu dans les années 1880, avec pour but de faire du kabuki un théâtre national, mutatis mutandis, à l’image des théâtres nationaux européens. Il a modernisé le théâtre à beaucoup d’égards, quant à l’architecture, la billetterie, l’hygiène, le comportement des spectateurs… et, fait le plus marquant, des spectacles de kabuki ont été joués en 1887 devant l’Empereur, ce qui était inimaginable vu le statut social dégradé du kabuki et du bunraku pendant l’époque d’Edo, à la différence du nô et du kyôgen qui avaient la protection du shogunat. Mais ce mouvement n’a finalement produit que le Théâtre impérial, salle à l’européenne inaugurée en 1911, qui ne semble avoir de national que son nom, quoiqu’il soit né du concours des milieux culturel, politique et économique. Cela veut dire que le gouvernement de Meiji a réussi, dans le cadre d’un vaste projet de construction d’un État moderne comme de la nation japonaise, à créer les musées nationaux (le premier à Tokyo en 1872, puis à Nara en 1895 et à Kyoto en 1897, suite à l’institution des Musées impériaux en 1889) ainsi que les Écoles impériales des beaux-arts et de la musique de Tokyo (1887), mais le théâtre a raté sa chance, il n’a jamais intégré l’appareil de l’État et est resté une affaire privée. Les tentatives pour fonder une école de théâtre se sont succédées mais n’ont abouti qu’à ouvrir quelques écoles privées.
Le shingeki (théâtre nouveau), en opposition au kabuki, considéré comme kyûgeki (théâtre ancien), a cherché à capter un public renouvelé à l’image du théâtre populaire européen : Kaoru Osanai, fondateur du Théâtre Libre en 1909 puis du Petit Théâtre de Tsukiji en 1924 et fortement influencé par les débats autour des arts populaires (deux traductions du Théâtre du peuple de Romain Rolland sont sorties respectivement en 1917 et 1922), a déclaré en 1924 que son théâtre « exist[ait] pour le peuple (5) ». Tout cela se faisait en dehors des institutions de l’État.
Ainsi, pendant longtemps, il n’a pas existé de secteur public dans le paysage théâtral japonais. La seule exception est la courte période d’exercice de la Ligue japonaise du théâtre mobile (1941-45), Nihon idô engeki renmei, une des ailes de l’Association de soutien à l’autorité impériale, Taisei yokusankai, pendant la Seconde Guerre mondiale. C’est le seul moment où il y a eu un vrai concours entre l’État et la quasi-totalité du milieu du théâtre, à l’exception des compagnies sous emprise communiste qui ont été dissoutes, afin que cette Ligue puisse parcourir tout le territoire japonais à l’époque (et elle rassemblera environ quatre millions de spectateurs en 1944).
Les compagnies issues du shingeki, telles que Bungaku-za (créée en 1937), Haiyû-za (1944) et Mingei (1947), sont aujourd’hui considérablement subventionnées mais restent privées dans leur nature. Pour compenser l’absence de soutien public (ou le refus de toute intervention de l’État, y compris les subventions, qu’elles considéraient comme une atteinte à leur liberté), ces compagnies de shingeki ont tenté d’organiser leur public en des associations locales, qui programment en région les spectacles qu’elles produisent, ce qui constitue des ressources non négligeables.
Les metteurs en scène du théâtre underground (angura) de la « génération 68 », en révolte contre l’institution, notamment le shingeki, abandonnent les salles de théâtre, organisent des représentations sous chapiteau (la Tente rouge de Jûrô Kara ou la Tente noire de Makoto Satô), dans l’espace urbain (Shûji Terayama), ou en zone rurale (Tadashi Suzuki (6)) pour s’approprier l’espace public (ou rendre public et accessible l’espace qui ne l’était pas), à la recherche d’un nouveau public. Sans être soutenu par les autorités publiques, leur théâtre s’interroge sur l’idée de « public ». Dès lors, il n’est pas surprenant que ces metteurs en scène deviendront directeurs artistiques des théâtre publics qui ouvriront à partir des années 1990 : Suzuki à Mito puis à Shizuoka, Satô à Setagaya puis à Koenji, Shôgo Ôta à Shonandai, Kazuyoshi Kushida à Matsumoto…
Le théâtre véritablement national n’est créé à Tokyo qu’en 1966, suivi par le théâtre national du nô inauguré en 1983 à Tokyo et celui du bunraku en 1984 à Osaka. Il faut aussi noter que le Théâtre national, dont l’objectif est de promouvoir les formes traditionnelles de théâtre et surtout le kabuki, n’a qu’une place secondaire par rapport au Kabuki-za, tenu par Shôchiku, entreprise privée de production et de diffusion de cinéma et de théâtre, à laquelle sont rattachés la quasi-totalité des acteurs de kabuki. La création, toujours à Tokyo, du Nouveau Théâtre national, dédié aux formes de spectacle plus modernes et occidentales, telles que l’opéra, le ballet et la danse contemporaine, ainsi que le théâtre contemporain, doit attendre jusqu’en 1997.
En même temps, l’État comme les collectivités locales (départements et communes) renforcent leur soutien aux arts contemporains, en faisant construire des salles de spectacle après la fin de la Seconde Guerre mondiale, et en augmentant les subventions aux théâtres et aux compagnies à partir des années 1990. Les autorités publiques ont donc beaucoup investi dans la construction de très nombreuses salles municipales ou départementales, qui peuvent accueillir des spectacles. On avance souvent le chiffre de 2 000 à 3 000, mais ce sont majoritairement des salles de location, polyvalentes, sans direction artistique bien définie (7). Le Japan Arts Fund est créé en 1990 par l’Agence des Affaires culturelles qui lance elle-même un programme de subventions encore plus importantes et ambitieuses en 1996, même si le niveau de ces subventions publiques reste très modeste, par rapport aux pays européens (en 2016, le budget culturel représente 0,89% du budget de l’État en France alors qu’il est neuf fois moins important au Japon – 0,10%) ou en comparaison avec notre voisin sud-coréen (1,09%), qui mise fortement sur la culture.
À partir des années 1990 apparaissent enfin des théâtres publics dignes de ce nom, financés par la collectivité et dotés d’une direction artistique plus ou moins sciemment définie (8). (…)
1. Il est intéressant de noter que Kant, dans Qu'est-ce que les Lumières ?, avance que l'« usage public de la raison » doit sa définition de « public » au fait qu'un savant s'adresse au public de ses lecteurs, tandis que l'usage de la raison par un agent investi de la fonction publique sera considéré comme étant « privé ». 2. Augustin Berque, Vivre l'espace au Japon, Presses universitaires de France, 1982, p. 179. 3. Zygmunt Bauman, Liquid Modernity, Polity, 2000. 4. Elles seront toutes présentes dans le cadre de Japonismes 2018. 5. Kaoru Osanai, « Pourquoi existe le Petit Théâtre de Tsukiji ? » (Tsukiji shôgekijô wa nanno tame ni sonzai suruka), Engeki Shinchô, août 1924, p. 60-63 ; repris dans Œuvres complètes, tome 6, Rinsen Shoten, 1975, p. 613-616. 6. Comme pour suivre l'exemple de Suzuki, qui s'est installé avec sa compagnie SCOT dès 1976 dans un village de Toga dans les montagnes profondes du département de Toyama, Oriza Hirata a annoncé son intention de s'installer avec sa compagnie Seinendan à Kinosaki, quartier historiquement connu pour ses onsen et situé à Toyooka, dans le département de Hyôgo, et où il dirige le Kinosaki International Arts Center, lieu de résidence pour artistes. 7. L'une des origines du théâtre public au Japon se trouve dans la construction des salles publiques ou communautaires (kôkaidô), qu'on pouvait louer pour diverses activités (conférences, débats politiques, spectacles, concerts...). 8. Art Tower Mito (1990), Shonandai Culture Centre (1990), Saitama Arts Theatre (1994), Setagaya Public Theatre (1997), Shizuoka Performing Arts Center (SPAC, 1997), Niigata City Performing Arts Center (1998), Matsumoto Performing Arts Centre (2004), Za-Koenji (2008), Kanagawa Arts Theatre (KAAT, 2011)...
Lire la suite de cet article dans Scène contemporaine japonaise, qui vient de paraitre aux éditions Alternatives théâtrales, en coédition avec Japonismes 2018.