Le théâtre des idées – geste éditorial accompli, il y a vingt-quatre ans, dans l’urgence de la disparition brutale d’Antoine Vitez. Ses amis que nous étions, Danièle Sallenave et moi-même, savions l’importance qu’accordait au livre l’homme de théâtre qu’il était et, en procédant au recueil de ses textes essentiels, il s’agissait, pour nous, sans attendre, de condenser sa pensée, de la préserver dans son intensité, de lui donner la chance de s’ériger en référence pour la scène française. Il y a eu ensuite l’admirable série réunissant aux Éditions P.O.L, sous la houlette de Nathalie Léger, l’ensemble des textes de Vitez. Le théâtre des idées ne perdait pas pour autant sa pertinence et, aujourd’hui épuisé, il bénéficie d’une réédition dans la collection « Pratique du théâtre » et s’inscrit ainsi dans cette lignée de la pensée française à laquelle Vitez aimait s’associer : Copeau-Jouvet-Vilar. Elle se complète grâce à cet artiste qui n’a pas cessé de vouloir la poursuivre et l’affirmer au nom d’un voeu de filiation clairement formulé. Vitez, comme ses précurseurs, a souhaité pleinement appartenir au théâtre français et, tout à la fois, s’ouvrir à des horizons et à des collaborateurs du monde entier. Il a cultivé cette double passion de l’appartenance et de l’extension, de la France et de ces cultures qui le séduisaient : grecque, russe, allemande. Il s’en réclamait et les érigeait en alliés quotidiens, de travail et de pensée, d’amitié et de poésie. Plus français que tout autre, Vitez s’associa des collaborateurs proches et des amis d’Athènes ou de Moscou. L’homme qui accordait le plus de soin à l’exercice sans compromis de l’alexandrin aimait l’intimité avec des accents qui lui permettaient « d’entendre sa langue comme venue d’ailleurs ». Cela motive en partie son attrait pour la traduction, pour le voyage d’une langue à l’autre, d’une pratique à son contraire. Il fut le partisan de la mise en scène comme « traduction », traduction généralisée, parce qu’il a été un et multiple. Parce qu’il a réuni et cultivé ce couple antinomique qui le constituait.
Une fois Vitez disparu, les gens de théâtre ont compris qu’une manière d’intervenir sur la scène artistique et politique allait leur manquer. Ses écrits, le constat se révéla vite juste, animaient les débats, activaient la réflexion tout en captivant par la précision de la langue, l’économie du vocabulaire et l’architecture de la syntaxe. Il fut un artiste impliqué dont le Théâtre des idées atteste l’unicité. Il a écrit, parlé, pris position comme une sorte de Diderot des temps modernes, toujours avec passion et brièveté, jamais pontifiant ni manichéen. En tant qu’écrivain pour le théâtre, Vitez reste une référence hors pair. Et son absence se fait sentir, aujourd’hui encore.
Elle est de taille, mais si les mises en scène disparaissent, les livres, comme disait Boulgakov, « ne brûlent jamais ». Le théâtre des idées le confirme. C’est le legs de l’écrit que nous livre le metteur en scène-poète.
Nous devons l’admettre, l’héritage du siècle de la mise en scène contient, outre les références à des spectacles mythiques, les manifestes et les textes dont la place reste essentielle car ils formulent un projet de théâtre dont le désir de transformation de la scène survit au- delà de la carrière d’un spectacle. Ce que celui-ci fournit comme plénitude dans le présent qui passe, le livre l’inscrit dans une durée qui en sauvegarde la pensée. Si le spectacle se rattache à l’esthétique d’une époque, les livres la débordent et projettent vers l’avenir : c’est pourquoi, aujourd’hui, nous apprenons qui ont été Copeau, Jouvet ou même Vilar surtout en les relisant. Vitez le confirme. Il a fait de l’écrit un repère pour soi-même, pour le pédagogue et le metteur en scène qu’il était. […]
Anthologie proposée par Danièle Sallenave et Georges Banu. Première parution en 1991, nouvelle édition augmentée en 2015, Collection Pratique du Théâtre, Gallimard. © Éditions Gallimard.
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