« L’autofiction » fait fortune en France et, depuis vingt ans, cela remonte à Serge Doubrovsky et son roman le Fils. Des écrivaines surtout s’adonnent avec délice à cet exercice qui convoque des traces mémorielles personnelles pour les inscrire dans un cadre romanesque, et échapper ainsi à l’écueil des mémoires, du journal, de la biographie revisitée. Genre hybride « l’autofiction » séduit par la mixité du vécu assumé et du fictif ajouté ! Le dernier spectacle d’Ariane Mnouchkine se rattache à « l’autofiction » et de là provient son inédit, de l’audace d’assumer un « je » jadis occulté par cette artiste dévouée aux appels de l’époque ou aux impératifs du travail collectif, de l’histoire et de l’équipe. Elle s’érige cette fois-ci en centre du récit tout en dissimulant, sur le plan onomastique, sa présence qui, par ailleurs, se laisse pleinement repérée.
« L’autofiction » de Mnouchkine confirme sa réserve quant à la vie privée comme matériau du théâtre pour dévoiler, au contraire, ses rapports au processus de travail, aux cultures autres, à ses partenaires. Ariane – pour emprunter son propre procédé qui consiste à désigner la protagoniste du spectacle par son seul prénom, Cornélia – revisite un parcours et rappelle des empreintes qui, ainsi réunies, invitent à recomposer comme dans un puzzle son image « théâtrale ». « L’autofiction » n’implique pas ici la moindre révélation familiale et pourtant parvient à brosser un … autoportrait « scénique ». Une chambre en Inde se situe au carrefour du travail théâtral et du don de soi qu’il implique… sa réussite provient de là. De cette « confusion des eaux » qui brassent le passé d’une artiste hors-pair et préservent les sources dont elle s’est nourrie.
Mnouchkine, après Macbeth, en dépit de ce que certains supposaient, ne se replie pas sur un geste testamentaire, fût-il « joyeux, souriant » comme l’envisageait Brook dans un vieil entretien. Le chemin ne s’arrête pas… La voilà de nouveau engagée sur son territoire de choix car il y a dans cette proposition une énergie et une vitalité étrangères à tout « adieu », peu importe la tonalité adoptée. Il s’agit de poursuivre… La re-visitation du passé fuit la tonalité mélancolique et invite à conserver un appétit de vivre dont le spectacle déborde. Mnouchkine procède, certes, à un « inventaire » mais non pas dans la perspective de « la fermeture ». Et ainsi elle évite l’andante et tout ce qu’il comporte comme repos et finitude pour cultiver plutôt un allegro sostenuto. Rien de plus contraire à la propension testamentaire que l’on pouvait craindre. Elle surprend une fois encore!
Sur scène nous suivons les tiraillements d’une jeune femme, présence admirable d’Hélène Cinque – alter ego de Mnouchkine – jeune femme qui, entre la France et l’Inde, se confronte à la difficulté de concevoir un spectacle. Elle est un peu délurée, égarée, mais constamment à l’affût de solutions, de réponses à apporter pour accomplir la tâche qu’elle s’est donnée. Cette fille légèrement désorientée en Inde ne cesse pas de recevoir des appels téléphoniques de Paris à des heures incongrues, d’apprendre « qu’il y a encore une grève », de se débattre avec l’embrouillamini de la production. L’intuition subtile du spectacle, au-delà des indéniables effets comiques du procédé, consiste à placer le personnage central dans l’incertitude entre le sommeil et le réveil. De le découvrir à cet instant propice à la déroute ou à l’inspiration : à l’heure de l’entre-deux où les certitudes s’effritent et les vœux se libèrent. Cette confusion des fuseaux horaires engendre une dérive poétique! On crée lorsque les frontières du temps se brisent… c’est la conviction secrètement formulée par Mnouchkine.
Dans cet état, la protagoniste, Cornélia, (est-ce un souvenir de Cordélia de Lear?) qui se constitue en personnage, laisse venir, ressuscite ces figures tutélaires qui furent les siennes. Shakespeare d’abord, présent et incarné, conforme à l’image imposée par la statue de Stratford, car Shakespeare fut son partenaire dès le début du Soleil avec Le Songe d’une nuit d’été et c’est vers lui qu’Ariane va se retourner plus tard lors de la tentative du retour au texte. Il sera alors à l’origine d’une des plus exaltantes aventures de la scène européenne grâce à Richard II, La nuit des rois et Henry IV car Shakespeare cessa d’être « notre contemporain » pour se déployer comme auteur d’un autre temps ranimé grâce à la rencontre avec les cultures théâtrales de l’Orient, toutes confondues. Un Shakespeare d’ailleurs… et la jeune metteuse en scène lui rend grâce ! Mnouchkine n’hésite pas à convier son second allié, Tchekhov, auquel, sans réserve, elle adresse cet aveu : « je vous aime mais je ne monterai pas vos pièces ». (et pourtant dans Méphisto, l’adaptation du roman de Klaus Mann, on pouvait voir une des plus belles représentations fragmentaires de la Cerisaie). Ces deux présences complémentaires se détachent dans le cadre d’une fenêtre, se déplacent comme des statues animées par les pouvoirs du désir, de la proximité, de l’intime… Une chambre en Inde confirme cette gémellité référentielle. « Vous m’êtes indispensables, tous les deux », laisse entendre la metteuse en scène qui fait retour sur son passé.
Disséminés dans le tissu de la représentation, nous reconnaissons des propos de Mnouchkine et nous sommes séduits par cette insémination esthétique opérée avec légèreté et, parfois, ironie sur la nécessité de la précision des gestes, et la maîtrise de la forme. La jeune femme dispense des conseils directement rattachés au programme de Mnouchkine qui, par dessus tout, fait confiance au signe théâtral dans sa perfection d’exécution, aux pouvoirs visuels du plateau, aux mouvements « cloisonnés » soigneusement réalisés. Chez elle le contour du dessin l’emporte sur le concret de la matière picturale. Le Théâtre du Soleil, comme l’atteste ici le travail de préparation, a toujours associé engagement et perfection formelle, au point que, parfois, c’est plutôt cette dernière qui se constituait en source première de satisfaction. Mnouchkine ne déteste rien plus que le brouillon et le traitement de la scène comme grimoire maculé de silhouettes incertaines. La ligne et le dessin, maniés avec attention, sont ses alliés de choix.
À la sortie de la première du spectacle, j’ai dit à Ariane : « Duccio est formidable », et, elle, en me touchant le bras, m’a répondu « Georges, tous sont formidables ». Cette déclaration, dans un premier temps, je l’ai prise pour une preuve d’autosatisfaction, trompeuse et rassurante. Une vanité de metteuse en scène! Plus tard, après la deuxième et la troisième représentation, je lui ai accordé un autre sens : « je les aime tous », donc je ne veux pas procéder à des sélections et évaluations. Et il est vrai que sur le plateau s’affirme, plus que jamais, cette affection pour le collectif « tout entier » réuni autour de la protagoniste. Mnouchkine, et elle le répète ici, a construit son œuvre sur le socle d’une équipe. Et cela motive le refus de l’appréciation personnalisée que je formulais et qu’elle refusait. Chacun avait sa légitimité.
Au cœur du spectacle se trouve le récit du Mahabharata interprété par des danseurs et acteurs qui adoptent le vocabulaire d’une danse traditionnelle indienne Terukkuttu . Sur le plateau nous sommes confrontés à une belle performance de l’ensemble… Mais, par delà cette communauté, on peut y déceler la confession de Mnouchkine elle- même : « cet art-là me constitue, dit-elle, implicitement, il fait partie de mon univers, il est mon capital culturel. Si je suis allée en Inde, c’est pour le retrouver et l’amener ici… et vous le livrer comme don ». C’est ainsi que j’interprète la présence massive de l’art indien sur le plateau, et pourtant une interrogation pointe : ne prend-t-il pas le dessus sur ce qui se veut discours mémoriel, subjectif pour s’imposer telle une greffe qui déstabilise l’équilibre de l’ensemble ? Et ainsi ce qui était et devait avoir la concision de l’aveux se déploie et se dilate au point de devenir une performance autonome. J’aime cette présence de l’Inde mais j’aurais préféré plus d’économie.
Mnouchkine s’interdit de devenir prisonnière du discours islamophobe actuel suscité par les attentats qui ont ensanglanté Paris et tant d’autres villes. Mais elle souhaite adopter ce que l’on appelle « la politique du rire » au nom de laquelle les terroristes apparaissent comme des figures grotesques, des caricatures qui, sous les feux des projecteurs d’un hypothétique film, dévoilent leur pensée rudimentaire, leur aliénation dérisoire… Mnouchkine adopte le rire et la parodie comme solution d’autodéfense, mais n’est-elle pas trop rassurante ? Elle refuse la frayeur et invite à la dérision, parfois, abusivement réductrice. Chasser la peur et s’armer du rire – voilà la proposition ! Comme dans les histoires pour enfants…
Le spectacle s’attaque aux crises du monde… en réitérant de manière inquiétante la célèbre interrogation : « Que faire ? » – l’énumération des tragédies et blessures avance un constat implacable sur l’état politique du monde. Mais l’abus de responsabilité n’entraîne-t-il pas un affaiblissement des forces d’intervention. Sommes-nous, Européens, redevables d’une réponse à tous les conflits ? D’où viendrait cette force surestimée? Pouvons-nous intervenir partout au nom d’une vocation morale dont l’Europe reste indissociable? Est-ce que d’autres puissances davantage importantes ne pourraient pas assumer également leur rôle face à ce désarroi généralisé, désarroi qualifié, justement, par la protagoniste, de « démoniaque ». Il appelle plutôt à la perplexité et à la réflexion… et moins à des déclarations précipitées de culpabilisation. Mais le public ressent ce besoin de consolation et Mnouchkine le satisfait. C’est pourquoi, avec une vision « utopique » dont elle a depuis toujours eu le génie, de 1789 à l’Age d’or, le spectacle s’achève avec la grande scène du Dictateur et Duccio reprend le discours d’espoir du chef d’œuvre chaplinien. Par des temps troubles, cela rassure. Et ainsi le Soleil entretient sa légende. Légende faite de confiance dans l’art et d’optimisme dans le sort du monde. Une Chambre en Inde ravive pareille association dont Ariane Mnouchkine a fait sa marque identitaire. Elle conforte le la salle un instant apaisée. Le Soleil dispense toujours et encore des leçons rassurantes… il éclaire, fût-ce illusoirement, notre inquiétude.
Ariane Mnouchkine est à l’origine de fidélités uniques. J’en ai eu la confirmation quand , un dimanche après-midi, quatre heures durant je me suis retrouvé à côté de trois générations de spectateurs : les grands-parents, les parents, les petits enfants. C’était la chaîne du Soleil.
Une création collective du Théâtre du Soleil, dirigée par Ariane Mnouchkine, musique de Jean-Jacques Lemêtre ; en harmonie avec Hélène Cixous, avec la participation exceptionnelle de Kalaimamani Purisai Kannappa Sambandan Thambiran.
Le spectacle à été créé le 5 novembre 2016 à la Cartoucherie.
Ailleurs sur notre blog: Évocation de ce spectacle d’Ariane Mnouchkine, avec le compositeur Jean-Jacques Lemêtre, par Alisonne Sinard. « Surmonter nos angoisses par le rire », un compte-rendu de ce même spectacle par Bernard Debroux à lire ici.