Le déterminisme social de Bourdieu, je n’y crois pas vraiment…
Je n’ai jamais baigné dans le milieu dans lequel j’aurais dû me trouver « naturellement ». De père algérien et de mère française, d’origine pieds-noirs et picarde, j’ai fait ma scolarité dans une école catholique privée. Étudiante à Jussieu, faculté de gauche, j’ai fait une maitrise d’histoire. Sans connexion avec le milieu artistique, j’ai évolué parmi des musiciens et d’acteurs qui m’ont initié au monde de la culture : je songe notamment à la comédienne Edith Scob, grâce à qui j’ai découvert le théâtre contemporain. Plus tard, mes professions, s’engageront toutes autour de la culture, alors vous savez… Le déterminisme social de Bourdieu, dans mon cas, il ne s’applique pas vraiment.
Cette non-appartenance sociale – si tant est qu’il en est une qui me définit – est également identitaire. Mon père est un orphelin né en Algérie, avec une histoire familiale très compliquée, qui rencontre ma mère dans un club de jazz, à Saint-Germain-des-Prés. J’aime cette histoire parce que c’est une autre histoire de l’immigration, plus glamour je trouve, et surtout moins douloureuse.
Née d’un couple mixte, j’ai le sentiment de n’avoir aucune appartenance identitaire : en France, je suis française ; à l’extrême de l’Asie, je suis prise pour une chinoise ou une philippine ; en Orient, je deviens une Orientale. Je suis très à l’aise avec ces contradictions culturelles et, d’une certaine façon, j’appartiens à toutes les cultures.
Mon engagement et les détenus de la prison de Saint-Maur
Après une maîtrise d’Histoire – et une spécialité en Histoire de l’Afrique Noire – j’ai fait un DESS en management culturel. Georges Aperghis cherchait une collaboration pour le livret de H, Litanie musicale et égalitaire et ma formation d’historienne l’intéressait. Suite à cette première collaboration, il m’a proposé d’être son assistante à la mise en scène sur Sextuor – L’origine des espèces.
Je ne voulais pas devenir metteuse en scène et je me suis lancée dans un projet culturel autrement engagé. J’ai été la collaboratrice du compositeur Nicolas Frize et nous avons assuré la codirection de son association « Les Musiques de la Boulangère » pendant quatre ans. Nicolas Frize n’est pas seulement compositeur, il est aussi un militant très engagé : en 1987, il devient le président de la Commission Prisons de la Ligue des Droits de l’Homme.
Je travaillais dans le milieu carcéral, avec les détenus de la centrale de Saint-Maur, dans l’Indre. Par le biais du Studio du Temps, un dispositif de création et de formation, Nicolas Frize accueillait des détenus de longue peine – engagés sur entretien – pour être formés aux différents métiers du son. Devenus salariés, grâce à un partenariat entre la centrale Saint-Maur et Les Musiques de la Boulangère, leur fonction était de restaurer, puis de numériser, les archives sonores de l’Ina et de Radio France. Cette expérience professionnelle m’a beaucoup apportée, tant sur le plan humain qu’intellectuel, car à travers la réappropriation culturelle et artistique que représentaient les archives, j’observais la lente réappropriation sociale des détenus. À Saint-Maur, nous avons également organisé un grand colloque intitulé « Le temps ». Il y avait là une centaine de détenus parmi le public, et il était difficile de les distinguer parmi les invités…
Ma vie est politiquement très marquée…
Après Les Musiques de la Boulangère, j’ai travaillé sur une mission de deux ans au Syndeac, le Syndicat patronal de gauche de tout le secteur de la culture subventionnée. Nous étions en 2002 et ma vie prend une tournure inattendue pendant les élections présidentielles : Lionel Jospin est éliminé dès le premier tour, et pour la première fois en France, le Front National se trouve au deuxième tour d’une élection présidentielle.
Au lendemain de ces résultats, le conseil national du Syndeac se réunit, avec un grand afflux d’artistes, d’écrivains, d’intellectuels. Tous s’interrogent : que faire pour résister ? Il est question d’une grande manifestation entre les deux tours, au Zénith, et je dirige l’organisation de l’événement. J’ai fait de très belles rencontres, j’ai contacté le cinéaste Costa Gavras avec qui je me suis longuement entretenue au téléphone, ou Henri Alleg, ancien directeur d’Alger Républica. Écrivain français, juif communiste, auteur de La Question, il refuse mon invitation parce qu’il ne prenait plus la parole en public. L’organisation de cette manifestation au Zénith était aussi coordonnée par Georges-François Hirsch, le directeur de l’Orchestre de Paris. Par la suite, il me propose d’intégrer son équipe et je deviens la directrice de production de l’Orchestre de Paris.
Dix années durant, j’ai eu le bonheur de travailler aux côtés de Pierre Boulez, Christoph Eschenbach, Renaud Capuçon… et de Laurent Bayle, directeur de la Cité de la Musique et président de la Philharmonie de Paris. En novembre 2012, Stéphane Lissner, cherche un collaborateur pour l’accompagner à l’Opéra de Paris. Laurent Bayle lui propose mon nom : Stéphane Lissner et moi-même nous nous connaissions très peu mais une proposition pareille, ça ne se refusait pas !
Je suis une travailleuse et je parle de ce que j’ai fait
Pour avoir été la directrice de production d’un grand orchestre, je connaissais très bien les métiers de la musique et de l’orchestre, mais je n’étais pas familière avec le monde de l’opéra et ses chanteurs. Stéphane Lissner m’a fait cependant confiance et je l’ai accompagné en tant que conseillère, dans sa compréhension globale de l’Opéra de Paris. Avec l’Opéra Bastille et le Palais Garnier, la 3e Scène et ses 1500 salariés permanents, il s’agit là d’une institution très complexe !
Pendant ces deux années, Stéphane Lissner et moi-même, nous nous sommes beaucoup interrogés sur le rôle de l’Opéra de Paris, à sa place dans la cité. Quelle est donc sa mission dans notre monde actuel ? Je constate que cette maison lyrique apporte beaucoup, que ce soit au niveau de la création artistique, du partage du patrimoine musical qu’en termes d’une ouverture au monde. Quand Stéphane Lissner prend les rênes de la maison en 2015, je demande qu’il me confie le projet de création d’une Académie, et il accepte.
Ce que j’ai construit dès lors n’est que le fruit de mon travail. Je suis une travailleuse et ce qui m’intéresse, c’est de parler de ce que j’ai fait, pas de ce que je vais faire.
Je n’ai pas tout inventé, loin de là.
L’Opéra de Paris était déjà très investi en matière de transmission. Que ce soit l’Atelier Lyrique, avec la formation de chanteurs et chefs de chant ou Les 10 mois d’École et d’Opéra, de nombreux services étaient mis en place depuis longtemps.
L’originalité de l’Académie, telle que je la concevais, était de réunir deux pôles distincts : l’éducation artistique d’une part, et la formation professionnelle d’autre part. Alors j’ai commencé par rassembler tout ce qui avait trait à la transmission dans une seule direction, dans un projet unique, à la fois global et cohérent.
Concernant la formation professionnelle, mon ambition, à l’unisson de celles de Stéphane Lissner et de Philippe Jordan, était de mettre en place un programme d’envergure. Philippe Jordan, s’y est beaucoup investi, et une formation exclusivement dédiée aux musiciens – violonistes, altistes, violoncellistes et contrebassistes – a été mise en place. Ce type de projet ne pouvait se faire sans la collaboration et le soutien de l’orchestre, et les solistes de l’orchestre de l’Opéra de Paris, ainsi que les représentants syndicaux, se sont généreusement engagés dans cette aventure.
Aux côtés des chanteurs, pianistes/chefs de chant et de ces musiciens, j’ai mis en place un parcours pour les metteurs en scène. Créer une formation pour ces créateurs était le souhait initial de Stéphane Lissner. Pourquoi si peu de metteurs français de théâtre se confrontent à l’opéra ? Se demandait-il. Il fallait imaginer un programme pour ces jeunes artistes, opération d’autant plus délicate que l’exposition médiatique est très intense. Nous voulions agir de façon responsable, ne pas être dans le nombre en faisant des appels d’offre, mais offrir un accompagnement de qualité, avec un soutien « sur mesure » qui s’adapte aux besoins de chaque artiste et réponde à leurs besoins. Paul Balagué par exemple, est un jeune artiste qui nous a été conseillé par Hortense Archambault. Il est également marrainé par Ariane Mnouchkine. Paul connaissait très peu le monde de l’opéra mais c’est le but justement : décloisonner les univers étanches, lui montrer comment travaillent le chanteur, les musiciens, et les artisans. Il a été l’assistant de Christiane Lutz, et il a pu saisir le découpage spécifique des répétitions lyrique. Il a aussi eu la chance d’être régisseur de scène sur la production de l’opéra contemporain Only the Sound Remains de Saajia Kaariaho, et donc d’être au plus près du metteur en scène Peter Sellars et de son équipe.
En 2015, comme tant d’autres grandes maisons d’opéra à travers le monde, nous avons créé un « opéra studio » – véritable lieu de formation de chanteurs, de chefs de chant, mais également de musiciens et de metteurs en scène. Tout cela a pu se faire grâce aux équipes en place, notamment grâce à Christian Schirm, ancien directeur de l’Atelier Lyrique, et qui est aujourd’hui le directeur artistique de l’Académie.
La programmation de spectacles dédiés au jeune public est aussi une de nos missions. Bien évidemment, nous construisons le plus de passerelles possibles entre les deux grandes missions de l’Académie, la formation professionnelles et l’éducation artistique, et je suis attentive à ce que les jeunes artistes en résidence à l’académie soient sensibilisés à la question du jeune public.
L’Académie travaille pour le futur de l’Opéra de Paris
L’Académie travaille pour le futur de l’Opéra de Paris, c’est la mission que m’a confiée Stéphane Lissner : travailler à l’éducation du spectateur de demain ; veiller à créer les conditions optimales pour une rencontre entre l’œuvre lyrique et un public le plus diversifié possible ; assurer la formation des futurs professionnels de l’opéra.
Une fois acceptés à l’Académie, les jeunes artistes – chanteurs, musiciens, metteur en scène – espèrent vivement un engagement à l’issue de leur formation, avec l’éventualité d’une collaboration avec l’Opéra de Paris.
La force de l’Académie, c’est l’attention que Stéphane Lissner, Philippe Jordan, ou le directeur du casting Ilias Tzempetonidis, accordent aux artistes en résidence. Son excellence, espérons-le !, c’est la qualité de l’accompagnement dont bénéficient ces jeunes artistes.
Les métiers d’artisanat et la création…
En 2016, grâce à l’expertise et au soutien de la fondation Bettencourt Schueller, nous avons ouvert un nouveau volet dédié aux métiers d’artisanat d’art en mettant en place une formation dans les métiers de la couture, perruque/maquillage, tapisserie, matériaux composites, menuiserie et bureau d’étude. L’Académie devient alors une pépinière de 40 jeunes professionnels artistes et artisans, tous dotés d’un contrat de professionnalisation. Ils travaillent aux côtés des professionnels confirmés de l’Opéra de Paris et ils se retrouvent autour des projets de création de l’Académie.
Une des qualités essentielles de l’Académie, est l’arsenal de moyens de production à disposition lors des représentations de ses créations indépendantes, dans la salle de l’Amphithéâtre de l’Opéra Bastille. Cette année par exemple, nous avons présenté deux créations lyriques avec les artistes de l’Académie : La Ronde de Philippe Boesmans, mis en scène par Christiane Lutz, et Kurt Weill Story, un projet de théâtre musical, créé et mis en scène par Mirabelle Ordinaire, notre première metteuse en scène en résidence.
Avec plus de quinze nationalités différentes, ces jeunes professionnels en résidence à l’Académie sont recrutés sur audition. Il s’agit de professionnels venus se spécialiser au sein d’une des plus belles maisons d’opéra, et ils viennent du monde entier ! Rien que cette diversité culturelle donne une certaine idée de la France…
Académie de l'Opéra national de Paris.