Aussi viscéralement concupiscents que sages philosophes, ses personnages d’ados en éveil s’accouplent sur la terre mouillée comme ils s’élèvent dans les hautes sphères de la morale. Le metteur en scène, dans un spectacle festif et expansif, ose flirter avec les extrêmes, entre un jeu pulsionnel très physique, parfois caricatural, et un lyrisme élégant, aux nobles aspirations. Il y a de l’outrance à souhait. Et pourtant, le dosage est harmonieux.
Retour à la terre
Première réussite de ce spectacle : la scénographie épurée représentant une grande place rurale en terre. Un vaste terreau contre lequel les adolescents, nus ou habillés, se lovent et se roulent, faisant corps avec lui dans un élan viscéral. Cette proximité avec la nature brute et avec ce terroir ancestral s’accorde à leur quête de la pulsion sexuelle originelle, symbolisant l’accès au souterrain, à l’inavouable et à la chaleur brûlante des sous-sols. Une terre sur laquelle les adultes marchent en évitant de salir leurs chaussures, pendant que les adolescents osent y enfoncer leurs corps inexpérimentés, en quête de l’ivresse des premières fois.
Ils y découvrent les désirs enfouis et touchent à ce qui brûle sous les couches de civilisation, se dérobant au conservatisme et au puritanisme de leur communauté, fuyant ce monde lustré dans lequel on ne parle pas de sexe aux enfants et où les bébés arrivent par la visite de la cigogne.
Cette grande place de terre, de plus en plus visqueuse après la pluie et le foutre, est à la fois un espace privé et public. Lieu de sexe brutal et maladroit entre Melchior (Julien Frégé) et Wendla (Judith Williquet), de baisers secrets entre Ernst (Lode Thiery) et Hans (Romain Cinter), elle est aussi un espace de mensonges et d’hypocrisies, ceux de la mère de Wendla (Florence Minder), ou des professeurs de Moritz (Nicolas Luçon). C’est le lieu du racisme ambiant, du puritanisme galopant et du procès incessant de la jeunesse, autant que le lieu d’un accès pur et organique aux plaisirs de la chair. Armel Roussel, doué pour ce multiperspectivisme et pour une féconde cohabitation des extrêmes, réussit à déployer aussi intelligemment la question de l’éveil sexuel que la critique sociale.
Avec sa distribution de 12 acteurs, le metteur en scène affirme sa volonté de raconter toutes les sous-intrigues : une manière de faire exister pleinement le collectif et de faire ressentir puissamment la pression sociale vécue par cette jeunesse en fleur. L’hypocrisie des adultes, dans un contexte où l’on peut observer leur influence sur un gros groupe de jeunes, n’en est que plus apparente.
De l’outrance à souhait
Proche du grotesque, le jeu des acteurs est volontairement débordant et excessif. Ce choix, très assumé, aurait pu faire sombrer le spectacle dans un incessant cabotinage et dans un déferlement dénué de nuances. Il n’en est pourtant rien. L’agitation mentale et érotique des adolescents est sublimée par un jeu démonstratif et une nudité intempestive qui n’empêchent en rien le surgissement de la pensée et l’apparition de quelques zones de gris.
Peu à peu, ces ados fiévreux domptent leurs pulsions et se montrent enclins, tel que le veut Wedekind, à la philosophie, à la morale et à la littérature, dans un registre de jeu plus posé et avec l’assurance du sage.
La musique live, par le duo bruxellois Juicy, contribue aussi à faire de cet Éveil du printemps un spectacle non seulement festif, mais parcouru de bout en bout par le lyrisme de l’adolescence. Une chambre d’échos pour la découverte de soi, pour les émotions débordantes et le trop-plein pulsionnel.
Masculin-féminin
Dans un monde post #metoo, cette pièce raconte aussi une société dans laquelle l’homme et la femme ont été éduqués à entretenir des rôles d’agressivité et de passivité, mais que ces présupposés, plus fermement adoptés par certains (comme le rebelle Melchior), ne sont pas du tout naturels chez les autres (le timide Moritz, par exemple).
Roussel s’amuse à jouer sur les clichés de la féminité et de la masculinité, notamment dans une hilarante scène où des mâles aux épaules bombées affichent une masculinité caricaturale mais se montrent finalement bien risibles. La pièce arrive à la fois à exposer cette masculinité toxique dans une certaine vérité, la rendant touchante, puis à la déconstruire en y pointant ce qu’elle a de pathétique.
Même si le contexte est toujours celui de 1891 et que Roussel a choisi de ne pas actualiser exagérément le texte, laissant le spectateur faire lui-même les parallèles avec notre époque, il a inventé un environnement scénique très actuel. La musique live, les ruptures de ton, la liberté structurelle, indiquent bien la volonté du metteur en scène d’ancrer le spectacle dans l’ici-maintenant. Une réussite.
L'Éveil du printemps Frank Wedekind / Armel Roussel - [e]utopia[4] Metteur en scène & scénographe: Armel Roussel D’après L’Éveil du printemps. Une tragédie enfantine de Frank Wedekind Assistant à la mise en scène: Julien Jaillot Création costume: Coline Wauters Créateur son: Pierre Alexandre Lampert Créateur lumière: Amélie Géhin Direction technique, régie générale: Rémy Brans Administratrice de production: Gabrielle Dailly Chargé de diffusion: Tristan Barani Avec: Nadège Cathelineau, Romain Cinter, Thomas Dubot, Julien Frege, Amandine Laval, Nicolas Luçon, Florence Minder, Julie Rens, Sophie Sénécaut, Lode Thiery, Sacha Vovk, Judith Williquet, Uiko Watanabe. Au Théâtre National (Bruxelles) jusqu'au 5 mai.
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