Au fond, Hillel Kogan n’est pas bien sûr d’aimer tellement les Arabes – et ce n’est pas sans générer, chez ce chorégraphe israélien de gauche, une certaine culpabilité. Ou plutôt, pas certain de si bien connaître l’arabité qui l’entoure, lui qui parle mieux français qu’arabe et dont les références, la culture, l’imaginaire sont avant tout nourris d’Occident. Pas sûr, finalement, de vouloir à travers sa pratique chorégraphique brandir l’étendard du Dialogue-interculturel-comme-vecteur-de-paix et de proclamer les vertus émancipatrices de l’Art-comme-ultime-moyen-de-rencontre-avec-l’altérité. Mais Hillel Kogan n’est pas non plus à l’aise avec la place que le milieu de la danse assigne en Israël aux danseurs arabes, relégués dans les marges ou les rôles stéréotypés, quand ils ne sont pas tout simplement invisibles. Kogan, enfin, ne croit pas vraiment à la capacité qu’aurait l’art de changer le monde, tout en aimant d’une foi vigoureuse le langage chorégraphique, dont il reconnaît par ailleurs le ridicule, peut-être même la vacuité – en tout cas une forme d’impuissance… qu’il ne tient pas non plus pour dérisoire.
À partir de tous ces attachements ambigus, Kogen propose le spectacle d’un spectacle en train de se faire, d’une drôlerie acide et vivifiante. Le chorégraphe qui entre en scène (surprise, il s’appelle Hillel Kogen) nous livre, entre deux mouvements esquissés où son corps « pénètre l’espace et où l’espace se laisse pénétrer par le corps », un monologue plutôt nébuleux sur le processus de création. De ses réflexions esthétiques et philosophiques et de son expérience concrète de la danse, il tire cette conclusion aussi incongrue que lumineuse : « je comprends que l’endroit qui n’est pas moi, l’endroit qui me résiste, l’endroit qui me rejette, c’est un espace qui appartient à un arabe. » Mais comment le trouver, ce danseur arabe qui pourra incarner, à lui seul, l’Altérité, et donner au faux Kogen mis en scène l’occasion de sceller chorégraphiquement l’Union des Juifs et des Arabes ? C’est Adi Boutrous qui, bon gré mal gré, tiendra le rôle : pendant une heure, il sera ce danseur arabe ballotté au rythme des idées fantasques d’un Kogen narcissique et grandiloquent, déterminé à produire un spectacle en quatre actes autour des métaphores de l’identité et de la rencontre entre peuples ennemis. On assiste ainsi à une parodie satirique, souvent hilarante, de work in progress en danse contemporaine, dans ce qu’elle a de pire : l’œuvre imaginée par le chorégraphe combine hermétisme conceptuel et maniérisme kitsch, trouvailles esthétiques alambiquées (on adore l’ « Instrumental Choregraphic System ») et postures grotesques. Le contraste entre le mutique Adi Boutrous, répondant contraint et forcé par monosyllabes, visiblement plus embarrassé que réceptif devant le génie du chorégraphe, et le volubile Hillel Kogen, fait mouche. Ce Kogen exalté cristallise les ruses de la domination culturelle et les paradoxes d’un certain art militant : prônant avec insistance le naturel et l’authenticité (« je veux pas voir le danseur en toi, mais toi, Adi Boutrous ») face au malheureux danseur réduit à imiter ses poses ; imposant sans discuter ses propres figures de l’identité (« tu comprends l’image ? ça, c’est l’identité, Adi »).
Cette bouffée d’autodérision, d’une cruelle lucidité, est réjouissante. We love Arabs s’amuse à déconstruire l’auto-représentation du milieu de la danse contemporaine, son langage abscons et son apparente sophistication qui masquent parfois la pauvreté des idées. Moquer la prétention qu’a parfois l’art à s’ériger en fer de lance de la conscience politique (quiconque fréquente les brochures de présentation de spectacle ou d’expos n’a même plus besoin d’avoir lu Baudrillard ou Foucault, tant ils viennent à la rescousse des explications de texte martelant que « l’œuvre questionne les rapports de pouvoir ou la société de consommation »), et rappeler qu’il ne suffit pas de mettre un Arabe sur scène pour décréter qu’on a « interrogé l’altérité » est plus que bienvenu.
Au-delà de l’instrumentalisation des Arabes, et plus largement des dominés dans les créations occidentales bien pensantes, Hillel Kogen s’intéresse en effet avant tout dans son travail aux clichés et aux conventions. Derrière la parodie, We love Arabs traite bel et bien du travail chorégraphique et des paradoxes de la danse elle-même, et c’est un de ses aspects les plus intéressants. Kogen le dit : il a écrit ce spectacle en pensant à sa mère, et à ceux qui, comme elle, sortent des spectacles de danse avec le sentiment frustrant, voire humiliant, de ne pas avoir bien compris. Comment faire comprendre par les mots ce qui se passe dans le corps, au cours du processus de création ? Comment créer du sens et exprimer des idées par ces mouvements dont, bien souvent, le chorégraphe ressent lui-même le côté ridicule ? Comment y croire alors même qu’on reconnaît que quelque part, « l’art ne sert finalement à rien » ? C’est tout ce qu’amène le langage déployé dans le texte. Dans ses excès lyriques et ses brumes, il se révèle parfois éblouissant et poétique. Précisément, c’est parce qu’on ne sait jamais tout à fait où commence la caricature persifleuse et où finit le partage authentique du tâtonnement artistique que We love Arabs nous titille. Sans complaisance et avec un féroce sens de l’humour, Hillen Kogen s’attaque ainsi au simplisme sur plusieurs fronts. Ce n’est pas tout à fait comme s’attaquer à La-Danse-en-tant-que-medium-de-notre-commune-identité ou à l’Art-comme-espace-des-possibles, mais quand même.
We love Arabs dans le cadre de Brussels, dance ! Texte et chorégraphie Hillel Kogan Danseurs Adi Boutrous et Hillel Kogan Lumière Amir Castro Musique Kazem Alsaher, Mozart Conseillers artistiques Inbal Yaacobi et Rotem Tashach Traduction française Talia de Vries
Would you have sex with an Arab? Un film de Yolande Zauberman projection le 05.03.2018 Dans le cadre de 1 film/1 artist, au Cinéma Galeries, et des représentations de We love arabs. Info : www.galeries.be/tickets-galeries