Faire reculer les frontières mentales

Suite de notre série consacrée aux défis de la diversité culturelle dans le cadre du #133 : les propos de Denis Mpunga, auteur, acteur et metteur en scène.

Denis Mpunga dans Anathème, Groupov, 2005. photo Lou Hérion.

La diversité culturelle n’est pas quelque chose qui se trouve en dehors de moi, mais quelque chose que je vis depuis ma tendre enfance, ayant des parents qui ne parlaient pas la même langue. Si la diversité fait partie de mon « génotype » culturel, mon « phénotype » est la recherche d’une certaine universalité dans le langage artistique.
L’universalité n’est pas un fait, c’est une idéologie, alors que la diversité est un fait. Nous sommes tous différents et ma recherche artistique repose sur ce questionnement : que faisons-nous de nos différences ? Faut-il en faire quelque chose et pourquoi ? (…)

Issu de l’immigration et du voyage, je suis convaincu du fait que le monde survivra par la diversité et non par le repli identitaire caractéristique de notre époque. Quand on regarde notre monde depuis les siècles des lumières, ce sont ces grands voyageurs qui ont fait découvrir la richesse culturelle des peuples du monde et celle-ci concourt, ou devrait concourir, au bien-être de tous.
Pour moi, la meilleure chose que l’on puisse apporter aux autres, ce n’est pas de leur donner notre richesse, mais de leur révéler la leur. Je tente à chacun de mes spectacles de transmettre humblement ce principe. (…)

Je n’ai jamais ressenti ni une inégalité de traitement en tant qu’artiste issu de l’immigration, ni une forme de stigmatisation, pour la simple raison que je n’ai jamais abordé ce métier en tant qu’Africain, mais avant tout en tant qu’artiste. Et en tant qu’artiste, mon rôle est de faire reculer les frontières mentales. Les Anglo-saxons ont deux mots pour parler des frontières: « border » et « frontier ». « Frontier » est une limite physique, comme un mur, ou une barrière, « border » est une frontière souple qui est plus proche des limites à explorer et qu’on peut donc redessiner, ou reculer.
Quand cette dernière frontière, « border », vient à disparaître, on passe à un autre état de conscience. (…)

La Belgique est un pays où cohabitent 3 peuples, 3 cultures (francophone, flamande et germanophone). Quand je propose un spectacle dans une aire qui sort de celle où je suis sensé m’exprimer, les réactions sont souvent de l’ordre de : « on trouve le texte intéressant, mais ce serait mieux que tel ou tel metteur en scène de notre communauté le monte ». Tout se passe comme s’il n’y avait pas de confiance dans les esthétiques et langages artistiques qui peuvent découler de mon travail. Ils font plus confiance à ce qu’ils connaissent qu’à ce qu’ils ne connaissent pas.
L’autre fait important et récurrent est que, systématiquement, on nous signale que l’on a pas assez ou trop d’accent africain.
Pour désarmorcer ce genre de propos, j’ai un jour par provocation répondu à un chef de casting qui me demandait : « tu connais un acteur noir qui parle avec un accent africain ? », « non, mais je cherche pour ma future mise en scène un acteur blanc qui parle avec un accent européen ».
Je pense que ce jour là il s’est rendu compte non seulement de l’incongruité de sa question, mais aussi de la violence qu’elle rêvet.

Peut-on dire que le spectacle vivant en Belgique est encore prisonnier d’un « système d’emplois » d’autant plus efficace qu’il ne se déclare pas comme tel, voire qu’il n’a pas conscience de lui-même ?

Ce que je peux dire d’emblée c’est que le théâtre belge flamand est prisonnier de la forme et le théâtre belge francophone, prisonnier de la langue. C’est aussi un trait culturel important de la Belgique et celui-ci est à l’origine de pas mal de malentendus entre les deux communautés et entre les artistes issus de la diversité, pris en otage entre ces deux plaques tectoniques qui frottent l’une contre l’autre, mais qui sont complémentaires et enrichissantes, si la politique ne s’en mêlait pas.
Que le spectacle vivant belge soit prisonnier d’un « système d’emploi » est évident, mais à sa décharge la politique n’a jamais statué sur une position claire du métier d’artiste. Si, en France, l’intermittent du spectacle est un statut à part entière, même s’il y a beaucoup de choses à améliorer, en Belgique, l’artiste est assimilé à un employé et à un indépendant, du coup il est à la fois un faux salarié et un faux indépendant. (…)

Donc, quand ce metteur en scène blanc et cet artiste noir se rencontrent pour la première fois, ils ne sont pas vierges et ont déjà une opinion non pas sur la personne qui se tient devant eux, mais sur la communauté dont cette personne fait partie.
Ils sont face à face, deux identités ; mais l’identité n’est pas stable, elle est relationnelle.
Le Blanc doit se méfier de son ethnocentrisme et le Noir de sa propension à faire ce que l’autre attend de lui.
Comment je me situe par rapport à ces artistes pionniers cantonnés dans les rôles « racisés » ?
Si le rôle proposé permet de faire avancer la lutte contre les persistances et accélérer la déconstruction des stéréotypes, s’il permet de démonter les mécanismes qui mènent aux préjugés, alors il faut le faire. S’il n’y a pas d’espace, même restreint, pour cette cause, mais qu’au contraire cela renforce les préjugés, alors il ne faut pas accepter le rôle.
Ces artistes « racisés » ont joué un rôle important pour la jeunesse, ils ont été les héros des enfants. Grâce à eux les enfants issus de la diversité ont pu prendre conscience qu’ils pouvaient eux aussi accéder au cinéma, à la télé et au théâtre. Il n’y a pas de fatalité, s’ils y travaillent, ils peuvent y arriver. Le héros donne à l’enfant la force et la grandeur qu’il n’a pas. (…)

Je ne peux pas changer ce que l’Autre pense, mais je peux me changer moi, pour ne pas donner à l’Autre ce qu’il attend de moi. Pour paraphraser Koffi Kwahulé:

Si le corps de l’esclave appartient au maître, les pensées de l’esclave appartiennent toujours à l’esclave.

Même quand on nous donne des rôles stéréotypés, il faut se battre pour les endosser de manière intéressante et singulière. C’est la première forme de résistance. Je sers le rôle narratif que tu attends de moi, mais ma sphère vibratoire au niveau de la pensée n’est pas là où on pourrait l’attendre. Tout le monde ne percevra pas cette nuance, mais si un pourcentage minime des spectateurs la perçoit, c’est le début d’un changement. (…)

Les Afro-Américains n’ont pas l’équivalent de notre diaspora, ce qui leur permet d’être plus unis que nous, leur histoire commune est l’esclavage, ils n’ont pas d’autres choix que de se battre pour reconstruire une communauté. Mais ici, en Europe, les identités sont multiples, les Afriques diverses, d’où la difficulté d’une union. Mais il suffit de quelques-uns qui s’acharnent pour tirer la machine. (…)

Ce que les Africains et les artistes de la diversité peuvent apporter au monde est de penser au-delà des communautés. C’est cela le monde de demain.
L’Afrique est la seule région au monde qui ne se précipite pas pour imposer ses propres préjugés aux autres. C’est une expérience multiculturelle, c’est l’expérience interculturelle qu’il faudrait viser. Une loi ne suffira pas pour que les choses changent, il faut combiner démarche individuelle et collective. C’est plus lent, mais les changements seront plus durables.

Quels sont, selon vous, les leviers par lesquels est susceptible de s’opérer la promotion d’artistes issus de cultures minorées ?

Ouvrir les grandes scènes nationales aux auteurs issus de la diversité.
Donner l’occasion aux metteurs en scènes issus de la diversité de monter aussi bien les pièces de répertoires que les pièces contemporaines.

Le risque n’est-il pas grand d’alimenter une nouvelle forme de stigmatisation inversée ou de fragiliser certaines propositions artistiques en leur donnant un excès de visibilité ?

Toutes les expériences sont bonnes à tenter. Les choses sont tellement déséquilibrées, qu’aller dans les extrêmes nous permettrait au moins de vivre autre chose quitte à rééquilibrer ensuite.

Assiste-t-on à une crise de la représentation sur les scènes européennes, du fait de la faible représentation d’artistes issus de l’immigration au sein de l’espace public et médiatique ? Quelle est la responsabilité de l’artiste dans une telle configuration ?

Les mentalités bougent lentement et la technologie beaucoup trop vite. Comme disait un sociologue, nous sommes technologiquement triomphant et culturellement défaillant.
La demande d’intelligence collective n’a jamais été aussi grande dans le monde.
Les artistes de la diversité ont à jamais un rôle à jouer, pour autant qu’on leur laisse une
Vraie place.

Version intégrale à lire en ligne (PDF).

Propos recueillis par Laurence Van Goethem.

1. Denis Mpunga a joué dans Le Petit Peuple de la Brume du Théâtre du Papyrus, en tournée au Théâtre Les Bambous à l’Île de la Réunion.
Ce spectacle sert de point de départ à un vaste projet de coopération culturelle dans la Région des Grands Lacs avec des artistes venus du Congo (RDC), Burundi et Rwanda, en partenariat avec Ishyo Arts Centre de Kigali dirigé par Carole Karemera.

2. Il est metteur en scène de D’une tombe, l’autre, un texte qui parle de la problématique de ceux que l’on appelait les tirailleurs sénégalais.
Ce monologue a été créé dans la quinzaine de la Francophonie en mars 2018 à Dakar, avec le comédien Abdou El Aziz Gueye.

3. Il met en scène en ce moment Il nous faut l’Amérique de Koffi Kwahulé au Théâtre Varia.

4. Denis Mpunga jouera dans Macbeth de Shakespeare au Théâtre Varia dans une mise en scène de Michel Dezoteux, en mars 2019.

 

 

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