Regarder la société par le prisme de la citoyenneté

Suite de notre série consacrée aux défis de la diversité culturelle dans le cadre du #133:
Entretien avec Sam Touzani réalisé par Laurence Van Goethem

Sam Touzani. Photo Jef Boes.

LVG : Qu’est-ce que le mot « diversité » évoque pour toi ?

ST : Je n’ai pas choisi la diversité, c’est la diversité qui m’a choisi. Il faut dépasser le cadre politique pour véritablement parler de la diversité. Au risque de choquer, à la diversité je préfère l’égalité.

J’ai été le premier jeune issu de l’immigration marocaine à faire de la télévision, donc à être visible à la fois sur les antennes du service public et sur les scènes de théâtre au nord comme au sud du pays. Il y avait des dizaines de Marocains et de Turcs d’origine, mais après 17h, qui venaient nettoyer les bureaux. Il n’y avait personne devant la caméra. Il y avait des émissions destinées à la communauté maghrébine sur la RTBF au début des années 1970, style Mille et une cultures, Sinbad. Mais elles étaient pensées à travers le prisme ethnicoreligieux du communautarisme et souvent, et c’est là le gros problème qui est très tabou en Belgique, par le prisme des pays d’origine, soit la Turquie, soit la dictature marocaine. Mais je veux quitter la posture victimaire, soyons clairs. En fait, je suis assez en colère sur ce qu’il se passe depuis 25 ans parce que nous collaborons clairement avec des dictatures, que ce soit l’Arabie Saoudite ou le Maroc et nous laissons délibérément pourrir certains quartiers, mais ce que nous oublions, c’est que la diversité va dans les deux sens. Nous devrions regarder la société par le prisme de la citoyenneté. Si nous sommes citoyens, alors nous sommes à parts égales. La diversité n’est pas intégrée, il faut le reconnaître, sur les scènes de théâtre, ni à la télévision ni au cinéma. C’est très simple, j’ai commencé à tourner en 1992, à faire des films, j’ai violé, j’ai assassiné et j’ai tué. Je jouais l’Arabe de service. J’ai dit non. C’était en 1992, nous sommes en 2017 et bien, je n’ai plus tourné, cela fait 25 ans que je ne tourne plus. Tout ce qu’on me propose, depuis 25 ans, c’est de jouer le djihadiste, de jouer le mec qui viole. Une fois ça va, deux fois ça va, mais après, moi je n’en peux plus.

LVG : Peut-on encourager et améliorer le fameux concept du vivre ensemble à travers la pratique théâtrale ?

ST : Pour qu’il y ait un vivre ensemble, il faut qu’il y ait un libre ensemble. Si nous ne sommes pas libres, nous, dans notre manière de fonctionner, dans notre manière de penser, notre manière de faire, dans notre vision du monde… Le théâtre, c’est une vision du monde, la scène, c’est la scène du monde, on est là à passer à la loupe ce qu’il y a de meilleur, ce qu’il y a de pire dans la condition humaine. Si nous ne sommes pas capables, de nommer les choses… Albert Camus, disait « Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde », ce qui veut peut-être dire par extension que bien nommer les choses peut peut-être ajouter au bonheur du monde.

LVG : Tu as fait aussi de la musique. Là, ce n’est pas tout à fait la même chose, les artistes sont plus variés et il y a une diversité plus grande qui ne pose généralement pas de problème. Tu penses que c’est dû à quoi ?

ST : La musique est le seul véritable langage universel, en dehors du classique qui reste traditionnel. Les classes populaires se sont réapproprié la musique par le rap, le rock, le jazz, qui est éminemment métissé. Sans Afro-Américains, il n’y a pas de jazz, donc on a cet héritage-là. La musique n’a pas forcément un langage ou une langue. Elle a un son d’abord, elle fait vibrer qui que vous soyez. Prenez des aborigènes, c’est un test qui a été fait, on leur a fait écouter la Callas qu’ils ne connaissaient pas. Ils ont dit que cette femme était une déesse. Ils ont été profondément touchés. Il ne faut pas avoir une culture musicale pour être touché par la grâce de la musique. Contrairement au cinéma, qui a un langage différent, qui passe par l’action, le verbe, contrairement au théâtre qui est un endroit de paroles, de transmission.

LVG : Et le théâtre par rapport au cinéma ? Tu disais que tu avais arrêté le cinéma parce qu’il y avait trop de rôles stigmatisants, de clichés liés à tes origines. Au théâtre, c’est la même chose ?

ST : C’est légèrement différent. C’est-à-dire que c’est plus vicieux, pour ne pas dire plus pervers. J’ai été accueilli les bras ouverts au théâtre Poche dès la fin des années 1990. Roland Mahauden m’a dit  « Ce théâtre, c’est le tien, fais tes créations ». C’était le premier à parler de l’histoire de l’immigration marocaine, et pas dans des centres culturels. Ça fait 25 ans que je joue, j’ai joué au Théâtre National flamand, je n’ai jamais mis les pieds sur la scène du Théâtre National francophone. Déjà à l’époque lors de mon passage à l’Insas en 1989, je voulais jouer Roméo et on m’a gentiment dit « Ben non, non, tu vas peut-être jouer Mercutio ».

LVG : Tu connais Roda Fawaz (1)? Il dit la même chose.

ST : Oui, je le considère un peu comme mon petit frère. Si vous regardez son spectacle, c’est le mien quinze ans après. C’est vraiment ça, sur la scène du Poche, produit par le même producteur, Olivier Blin, qui s’est occupé de mes spectacles au début des années 2000. J’étais parmi les premiers artistes, avec Pie Tshibanda à La Charge du rhinocéros, à diffuser ce genre de spectacles sur l’histoire de l’immigration marocaine de 1964 à 2004. Mais j’ai vraiment aimé son style à Roda, je le trouve courageux, fin, bon comédien. Il m’a touché, j’ai l’impression qu’on est effectivement de la même famille. Et ce n’est pas grâce nos origines diverses et/ou communes que je l’apprécie, mais bien par le fait de se sentir d’abord citoyen du monde.

LVG : Et politiquement, comment faire pour améliorer les choses ?

ST : Je suis personnellement contre les quotas. Profondément contre. Le seul quota que j’accepte et que je défends, c’est celui pour la parité avec les femmes et encore, car je n’aime pas le principe du quota ; j’aime uniquement ce qu’il peut parfois produire comme résultats positifs pour améliorer la condition des femmes. Surtout des artistes femmes qui sont, me semble-t-il, encore moins bien lotis que ceux issus de la « diversité ». Les arts vivants, comme le reste du monde, restent un milieu d’homme et de pouvoir et parfois même de prédateurs. Un milieu qui derrière les allures sympathiques reste très sexiste, machiste et phallocrate. Toutes mes amies comédiennes, auteures, danseuses, chorégraphes, réalisatrices, metteuse en scène se battent et se débattent 3 fois plus pour monter leurs projets parce que ce sont des femmes. C’est inacceptable !

LVG : Le théâtre souffre-t-il d’une forme d’inconscient culturel colonial et, si tel est selon toi le cas, comment le combattre ?

ST : J’ai un problème avec ce terme. Je ne peux pas y souscrire, car j’ai l’impression d’entendre le discours des indigènes de la République ou des indigènes du royaume qui consiste à dire que tout est de la faute des pays colonisateurs et rien de la part des colonisés et ce même un demi-siècle après sous prétexte que ce sont « les damnés de la terre ». Je pense que, bien sûr, il y a une part de responsabilité de la part de l’Occident. Mais s’il vous plaît, cela fait 65 ans qu’ils ne sont plus colonisés. Ni l’Algérie, ni le Maroc, ni le Congo. Le problème, c’est que nous avons des dictateurs avec lesquels nous entretenons des rapports très ambivalents. Ce sont nos salauds à nous quelque part. Donc on les aime, on les protège. Les dictateurs tombent de temps en temps, mais les dictatures subsistent. 100% de régimes despotiques dans le monde arabo-musulman et presque autant en Afrique noire. Il est là le problème. Néocolonialisme, certainement pas. Moi je suis un homme de gauche. Je réfute totalement ce terme et c’est là que je me sépare totalement d’une partie de la gauche. La gauche se divise au moins en deux : il y a ceux qui sont intimement convaincus que l’horizon indépassable est celui des colonisations. Le colonialisme est responsable de tout, de la faim dans le monde, de la couche d’Ozone et peut-être même de la pluie en Belgique, il n’est pas interdit de rire un peu. Ce discours tiers-mondiste que j’ai moi-même tenu par le passé et auquel je renonce totalement, car il ne sert qu’à saper l’universel, c’est un discours victimaire qui consiste à proférer en boucle que tant que les anciennes colonies ne réparent pas ce qu’elles ont fait et bien aucun monde meilleur n’est possible. C’est un peu fort de café, je ne suis pas d’accord. Je pense au contraire qu’il faut lutter contre tous les totalitarismes. Voilà où se situe mon horizon indépassable, toutes les formes de totalitarismes, car ils contiennent le fascisme, le colonialisme, le nazisme, l’islamisme et la plupart des mots en –isme, sauf ceux qui oeuvrent au progrès de l’humanité. Ce sont deux visions qui départagent la gauche, en Belgique comme en France. S’il y a bien une problématique dont on parle difficilement au théâtre aujourd’hui, c’est d’essayer de parler de l’islamisme, de l’immixtion du religieux, de les déconstruire. Ça fait belle lurette que je m’y essaie… Je galère, hein, je me sens souvent seul dans ce combat ! Attention danger me dit-on. Et encore, je ne fais pas des appels au loup, je n’ai nullement envie de faire peur aux gens, j’ai juste envie de les conscientiser sur les dangers de l’islam politique. Je m’insurge également avec la même ténacité contre les tenants des discours de l’extrême droite qui utilisent l’islam et ses dérives pour rationaliser un discours de haine contre toutes les personnes d’origine étrangère. Cela fait 15 ans que j’ai écrit, en 2001 : « Réveillez-vous, vous allez avoir des djihadistes à Molenbeek dans 10 ans si vous continuez comme ça ». J’ai pris la caméra et j’ai insisté lourdement pour que la RTBF aille filmer tous mes potes à Charlie Hebdo, je sentais bien que cela allait péter. On me disait « t’exagères ». Heureusement, j’étais présent avec les caméras de la RTBF et on a filmé Charb, Tignous, Zineb, Wolinski, toute la fine équipe et on était le 7 octobre 2014, trois mois jour pour jour avant les attentats à l’Hyper Casher et à Charlie Hebdo.

LVG : Comment pourrait-on changer cette mentalité, à ton avis, et donner envie à davantage de monde d’aller au théâtre?

ST : Gennaro Pitisci fait ça depuis trente-cinq ans avec le Brocoli théâtre. Implanter sur place, travailler avec des réseaux, des femmes, des associations, l’éducation permanente. C’est un travail de dingue, mais ça fait bouger les lignes, lentement. Le théâtre c’est quoi, la danse c’est quoi ? C’est d’abord un corps. Un corps libre. Il n’y a pas de liberté sans corps libre. Cela va à l’encontre de certaines cultures. Les gens ne m’aiment pas, parce que je suis un militant athée, parce que je suis profondément libre-penseur et en plus parce que je suis opposant à la dictature marocaine. C’est à force de travail, d’énergie et d’ambition que je me suis construis. Bien entendu, j’ai pu le faire aussi grâce à des directeurs de théâtre m’ont fait confiance, comme Roland Mahauden (théâtre de Poche), Gennaro Pitisci (Brocoli théâtre) Jan Goossens (KVS) et Michel Kacelenenbogen et Patricia Ide (théâtre le Public). C’était concret ça. Et tout est à refaire. Roda doit refaire ce que j’ai fait il y a 15 ans, sans même vous parler de mon ami comédien Ben Hamidou ou le conteur Hamadi qui se battent sans relâche pour rendre le théâtre et les contes accessibles à tous. C’est fou quoi. On pourrait se dire qu’on peut passer à autre chose, mais non.

1. Lire aussi le témoignage de Roda Fawaz: « N'attends rien mais agis!»
La version intégrale de cet entretien est disponible en PDF sur notre site.

Les Enfants de Dom Juan, à voir le 1er/12 à l'Espace Toots (evere). Plus d'infos sur le site de Sam Touzani.

 

Auteur/autrice : Laurence Van Goethem

Laurence Van Goethem, romaniste et traductrice, a travaillé longtemps pour Alternatives théâtrales.

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