Comment définirais-tu ton travail de création artistique, envisagé à l’aune de la « diversité culturelle » ? Et que revêt selon toi ce terme devenu d’usage courant au sein des institutions culturelles ?
Ce terme revêt pour moi un caractère exotique d’une altérité que je ne porte pas tout à fait en moi. J’ai pu sentir, en tant que comédienne, à maintes reprises, que cela s’avérait décevant pour bien des directeurs de castings, de me trouver si peu typée, si peu basanée ou frisée. Et je n’ai finalement jamais été choisie comme comédienne parce que j’étais d’origine marocaine. Parfois à mon grand dam ! Mais c’est tout simplement parce la réalité, ma réalité, qui est celle d’un grand nombre, est bien plus complexe que cette diversité recherchée pour cadrer avec les démarches socio-culturelles bien pensantes… Je suis une « zinneke », mais avec des parts pas tout-à-fait égales. Je suis une Belge avec un père marocain. Et je n’ai reçu ni éducation religieuse, ni culture, ni enseignement de l’arabe. Je suis une dénaturée avec des stigmates d’un là-bas que je connais mal. Et c’est ça mon identité.
As-tu le sentiment de subir, à titre personnel, une inégalité de traitement en tant qu’artiste « issu de l’immigration » ; ou d’être victime d’une forme de stigmatisation, voire de ségrégation culturelle qui ne s’avoue pas en tant que telle ?
Sans doute, oui. Mais ça ne dure jamais longtemps car je n’ai pas l’air marocaine. Alors, on croit que c’est plutôt une erreur, que je m’appelle comme je m’appelle parce qu’on s’est trompé.
Plus généralement, les artistes issus de l’immigration souffrent-ils d’un déficit de visibilité sur les scènes européennes ? Ou au contraire d’une forme de promotion partisane et militante ?
Je crois qu’il y a plutôt une forme de promotion partisane et militante, oui. Et ce n’est sans doute pas si mal. Et c’est encore plus fort en tant que femme issue de l’immigration. C’est plutôt politiquement et stratégiquement pas mal. Mais ça s’émousse toujours assez vite. Sauf dans le cas où je décide de parler de ça justement, de mes origines, et du phénomène de « délavement » de l’identité de nos pères, par défaut de transmission. Avec des amis comédiens de pères marocains mais de mères belges, nous écrivons pour le moment un spectacle intitulé Moutoufs, qui se créera à Liège et au Public (Bruxelles). Nous écrivons sur cette question. Et, oui, je constate que cette thématique intéresse tout le monde. Les portes se sont ouvertes presque toutes seules. Mais je crois que c’est bon signe, signe d’une envie puissante de parler de ça. Et nous abordons cette problématique par un tout autre biais que celui de l’exotisme, puisque pour nous il s’agit d’une transmission qui n’a pas eu lieu, d’un vide identitaire qu’on porte en nous comme une valise vide…
Considères-tu que les théâtres manquent à leur mission de service public pour la promotion de la diversité culturelle au sein de nos sociétés multiculturelles ?
Pas vraiment, au niveau des programmations en tous cas. Je pense que ça se fait beaucoup. Par contre, le vrai travail qui n’a pas lieu, c’est sur les publics. C’est là qu’il y a un vrai enjeu : diversifier les publics, aller les chercher dans des quartiers, dans des communautés qui n’ont pas la culture du théâtre. Faire un travail de terrain, créer des antennes culturelles plus accessibles comme cela s’est fait récemment à Molenbeek, au Brass’Art.
Penses-tu que l’audiovisuel, ou d’autres secteurs du spectacle vivant tels que la danse ou la musique par exemple, remplissent davantage leur mission de promotion de la diversité que le théâtre ?
Peut-être. Mais je pense que tant qu’on parlera d’artistes issus de l’immigration, de la diversité, on sera dans une forme de stigmatisation qui masque les talents au-delà de cette « diversité ». C’est comme pour les artistes femmes, les réalisatrices, les autrices, etc. Je rêve d’un jour où ces « minorités » – puisqu’on les appelle comme ça alors que les femmes sont plus nombreuses ! – je rêve d’un jour où on ne parlera plus d’art féminin ou d’art d’artistes « issus de l’immigration ». Où on sera capables d’absorber les différences comme une forme d’état de fait.
Peut-on dire que le spectacle vivant en Belgique est encore prisonnier d’un « système d’emplois » d’autant plus efficace qu’il ne se déclare pas comme tel, voire qu’il n’a pas conscience de lui-même ?
Oui, je crois que les arts vivants ont une responsabilité dans la manière dont ils véhiculent des clichés sur ce que c’est qu’une tête d’arabe, un humour d’arabe, un imaginaire d’arabe… Bien souvent dans les castings où on m’a contactée à cause de mon nom, on m’a dit que je ne faisais pas assez typée, parce que j’ai les yeux bleus, la peau claire, etc. Je fais moins arabe qu’une italienne ! Même pour un casting pour jouer dans une capsule de prévention contre le racisme, on m’a dit que je n’étais pas assez typée marocaine ! C’est un comble et pourtant c’est la réalité. Comme si on avait encore du mal à rendre en images la vraie diversité, celle d’une mixité profonde, faite de contrastes, de contradictions. Des Marocaines aux yeux bleus qui ne parlent pas l’arabe, des femmes metteuses en scènes qui ne le sont pas par frustration ou soif de pouvoir, mais parce qu’elles ont des choses à dire et à raconter au-delà de leur condition de femmes, juste parce que ce sont des êtres humains…
Comment sortir d’un système de distribution où les comédiens issus de l’immigration sont le plus souvent relégués à des rôles subalternes, ou pire, à des rôles les conduisant à surjouer les stéréotypes ethniques ou raciaux imposés par la société, y compris quand on s’appelle Omar Sy ?
En donnant la parole à des metteurs en scène et écrivains qui ne correspondent pas à ces clichés, et qui ne les véhiculeront pas. L’art des femmes n’est pas que féministe. L’art des artistes issus de l’immigration n’est pas que exotique ou coloré, il est art. Point.
Le théâtre souffre-t-il d’une forme d’inconscient culturel colonial et si tel est selon toi le cas, comment le combattre ?
Oui, c’est le cas, même si les choses changent quand même dans le regard des gens. Mais cela ne passera que par l’intégration au sein des écoles d’artistes, de jeunes issus d’immigrations diverses de plus en plus nombreux. Ce n’est que de cette manière qu’on sortira de ces visions étriquées et colonialistes.
Comment élargir le recrutement des lieux de formation aux métiers de la scène et du plateau, sans pour autant tomber dans les travers et effets pervers d’une politique volontariste ?
Faire comme Stanislas Nordey au TNS, par exemple : ouvrir une année préparatoire aux examens d’entrées, ouverte aux plus défavorisés, pour décloisonner les classes sociales.
Favoriser aussi les postes de direction d’écoles, de théâtres, d’institutions à des « minorités », et cela passera forcément par des quotas comme en politique. Mais c’est le seul moyen de forcer les frontières des ghettos bobos…
Quels sont, selon toi, les leviers par lesquels est susceptible de s’opérer la promotion d’artistes issus de cultures minorées ?
Ces sont des mesures politiques qui peuvent forcer la voie : donner des postes à responsabilité à des artistes issus de cultures minorées créera une mixité culturelle de fond. C’est à la base qu’il faut agir, et à des postes de pouvoir décisionnel. C’est exactement la même réflexion pour la question de la représentation des femmes. Elles sont nombreuses, très nombreuses et font énormément de choses. Il n’y a pas du tout moins d’artistes femmes mais leur voix n’est pas entendue car tous les postes de décision sont encore tenus par des hommes. Alors ils « entendent » moins ce que disent les femmes. Peut-être parce qu’elles parlent, s’expriment différemment. C’est exactement la même chose pour la diversité sociale et ethnique.
La « discrimination positive » importée du monde anglo-américain est-elle une solution efficace et légitime ?
Oui, c’est le premier pas à faire, mais à imposer aussi à tous les postes décisionnels, pas que dans l’image, pas que au niveau de la représentativité au niveau des acteurs. Les producteurs, les réalisateurs, les comités de décision qui allouent les subventions, doivent être plus mixtes, au niveau du genre et au niveau des représentations ethnico-sociales.
Le risque n’est-il pas grand d’alimenter une nouvelle forme de stigmatisation inversée ou de fragiliser certaines propositions artistiques en leur donnant un excès de visibilité ?
Non, car cela reviendrait à dire que les propositions artistiques de ces minorités risqueraient d’être plus faibles. Pourquoi le seraient-elles ? L’accès aux écoles d’art doit être plus facile, le décloisonnement social et économique doit être travaillé, un système de quota aux postes à décisions, un système de quota dans les programmations, un travail de fond sur la diversité des publics, d’accessibilité de l’art à toutes les couches sociales, tous ces dispositifs artificiels au début permettraient de normaliser et d’équilibrer les choses par la suite. Pour la représentation des femmes, il semble qu’on commence à le comprendre. Pourquoi pas au niveau ethnique et culturel ?
Assiste-t-on à une crise de la représentation sur les scènes européennes, du fait de la faible représentation d’artistes issus de l’immigration au sein de l’espace public et médiatique ? Quelle est la responsabilité de l’artiste dans une telle configuration ?
En parler.
Jasmina Douieb est lauréate du Prix de la Critique 2017 pour sa mise en scène de Taking Care of Baby de Dennis Kelly (Cie Entre chien et loup/Atelier 210/Océan Nord). Taking care of baby, sera repris en janvier-février 2019 au Théâtre Le Public, puis en tournée. Elle monte Moutoufs, avec Hakim Louk’man, Monia Douieb, Myriem Akhediou, Othmane Moumen du 14 au 20 janvier 2018 au Théâtre de Liège. En tournée ensuite en Wallonie et en février 2017 au Théâtre le Public (Bruxelles). Plus d’infos : www.adlibdiffusion.be