J’ai longtemps pratiqué le métier de programmateur artistique que Jo Dekmine portait à son degré d’excellence.
Lorsque je devais définir cette occupation en répondant à des gens qui me demandaient, sans rire, « vous faites ça à temps plein ? », j’aimais dire qu’il s’agissait d’une passation de passion, une expression que Jo ne reniait pas.
Durant sa longue vie de programmateur, il a eu l’art de proposer des spectacles qui conjuguent l’originalité d’une démarche artistique et la résonance avec cette étrange époque qui est la nôtre où la création peut à la fois bousculer et émouvoir.
On peut toujours, en préparant une programmation, tenter de chercher la cohérence, définir un thème autour duquel les spectacles présentés s’articuleraient, l’essentiel sera toujours une affaire de goût ; de goût et de curiosité…
C’est en cela que les éditoriaux que Jo a écrits dans les journaux du théâtre, tout au long de l’histoire du Théâtre 140, sont un vrai régal. Les choix qui sont opérés ne sont jamais de circonstance. Il y a toujours comme une urgence, comme une absolue nécessité à nous inviter à venir découvrir ce qui fut quelque temps auparavant sa découverte à lui.
Jo n’entretenait pas de relations superficielles avec les artistes. Il les aimait quand ceux-ci faisaient vibrer quelque chose qui nous enchante (il rappelle dans l’entretien qu’il nous a accordé en 2011 l’importance qu’a eue pour lui la forme du cabaret), quand ils sont annonciateurs d’une fête – appliquant le fameux précepte de Brook, « au théâtre, le diable, c’est l’ennui ».
Il détestait l’esprit de sérieux, qui n’est pas le synonyme de gravité, dimension souvent présente dans les spectacles qu’il proposait, mais toujours avec une certaine distance, suggérée plutôt qu’appuyée.
Ce qui nous frappe et nous touche aujourd’hui encore, c’est la modestie de cette salle de quartier, au 140 de l’avenue Plasky, où ces moments de bonheur ont pu être partagés.
Si Jo a revendiqué auprès des pouvoirs publics les moyens dignes d’exercer son activité (son art ?), cela ne l’a jamais été pour des dépenses somptuaires ou extravagantes qui seraient contraires à sa démarche et son éthique.
Quand ce fut nécessaire, il découvrit et inventa ce magnifique lieu, les Halles de Schaerbeek, qui lui permirent de présenter des réalisations qui auraient été trop à l’étroit au 140. Mais Jo n’était pas un adepte de la double casquette, et il confia la direction des Halles à son ami Philippe Grombeer.
Il persuada aussi Gerard Mortier de lui ouvrir les portes de l’opéra de la Monnaie pour présenter le Kontakthof de légende, chorégraphié par Pina Bausch. Je l’entends encore déclarer, se levant et se retournant de son siège du parterre de la salle prestigieuse : « ce soir vous êtes au 140 ! »
Il aimait à dire que les spectacles les plus précieux pour lui sont non marchands. Dans cette société de l’argent roi, cette parole de résistance est douce à entendre de la bouche de Jo, l’éclaireur élégant.
Bernard Debroux
Ce texte est largement inspiré et adapté de l’éditorial que j’avais rédigé pour « Jo Dekmine et le 140, une aventure partagée », hors série n°8, éditions alternatives théâtrales, juillet 2011.