Au moment où je partageais la représentation de Nicht Schlafen au KVS (Bruxelles), dernier spectacle d’Alain Platel, l’Angleterre était à nouveau le théâtre d’un acte de violence effroyable sur le « London bridge ».
Concomitance de la violence représentée et de la violence réelle.
On se rend compte ainsi que l’obsession d’Alain Platel pour la souffrance et la mort ne sont pas des effets de style mais plonge au plus profond de la condition humaine.
Pour ce spectacle, comme à chaque fois, Platel rebat les cartes et nous entraîne vers de nouvelles expériences artistiques. Il a fait appel cette fois pour l’environnement visuel à la plasticienne Berlinde De Bruyckere. Gantoise, comme lui, son travail explore les représentations des corps suppliciés, hommes et bêtes. Les chevaux occupent une place centrale dans son oeuvre, influencée par les photographies de chevaux à l’agonie dans les plaines de Flandre lors de la première guerre mondiale.
Une sculpture de trois cadavres de chevaux occupe le centre de la scène de Nicht schlafen.
On ne s’attendait pas à voir Alain Platel se confronter à Gustave Mahler, le metteur en scène étant plus sensible à l’univers de la musique baroque. C’est encouragé par Gerard Mortier – les deux hommes étaient devenus très proches à la fin de la vie de celui-ci – que Platel a décidé de faire un voyage à travers l’oeuvre symphonique du compositeur viennois.
À l’aube du siècle dernier, l’Europe va connaître une déflagration sans précédent plongeant le monde dans le bruit et la fureur : l’horreur de la première guerre mondiale. On trouve dans la musique de Mahler ce romantisme crépusculaire qui semble annoncer le désastre qui va advenir.
La troupe des neuf danseurs (dont une danseuse) se plonge dans l’univers musical de Mahler (qui quelquefois les dépasse) avec une fougue impressionnante. Alain Platel nous a habitués à cette déferlante d’énergie qui laisse le spectateur scotché sur son siège.
Ici, l’art de la fougue transcende l’art de la fugue. Les archétypes de l’esthétique platellienne sont portés à un niveau d’incandescence bouleversant.
On connaît la démarche singulière du chorégraphe qui parvient à conjuguer l’ordinaire et le sublime pour procurer une émotion déchirante.
Comme toujours les personnages mis en valeur sont à l’opposé de ceux qui nous sont proposés dans les médias : stars au corps « parfaits », beautés standardisées et calibrées aux normes d’une société fade. Ici, ce sont des corps « prolétaires » qui se défoncent avec l’énergie du désespoir- portant ça et là une énergie de l’espoir.
La distribution aussi a été profondément renouvelée. Au noyau de danseurs qui accompagnent les ballets C de la B depuis de longues années se sont ajoutées des personnalités nouvelles.
L’expérience de Coup fatal et son groupe de musiciens et danseurs de Kinshasa a profondément marqué le chorégraphe (et je crois pour longtemps)¹. Non content d’associer dans son projet la paire d’artistes Boule Mpanya et Russell Tshiebua, il a intégré au milieu du spectacle des chants et danses africains. Dans une folle sarabande, les danseurs qui se sont attachés des grelots aux chevilles, atteignent une vibration d’une poésie intense.
En ces temps où menacent le repli sur soi et les nationalismes dangereux, Platel livre une fois de plus avec Nicht schlafen un plaidoyer pour le métissage et la diversité. La merveilleuse troupe bigarrée où l’on retrouve corps à corps Congolais et Flamands, Français et Catalans, Israéliens et Arabes forme un collectif d’une puissance admirable.
Comme les vêtements qui finissent arrachés du corps des interprètes, Nicht schlafen est un spectacle déchirant et inquiétant. Mais le « miracle Platel » est que ça et là pointent de la douceur et de la tendresse. La merveilleuse explosion des corps, leurs potentiels de transformation nous renvoient à l’espoir, certes fragile, d’une humanité plus apaisée.
Les dates du spectacle en tournée
1. Le n°123-124-125 Créer à Kinshasa / Creating in Kinshasa comprend un dossier sur Coup Fatal.