Une émotion s’empara de moi lorsque, dans le jury de sélection organisé par un ami, Andrei Serban le créateur de la célèbre Trilogie antique, invitait les candidats à passer de « la parole aux chants » et sous l’emprise de cette découverte le glissement révélateur constitua l’objet d’un des plus accomplis événements organisé dans les années 90 par l’Académie Expérimentale des Théâtres. Un livre lui a été consacré et nous pouvons y retrouver les témoignages les plus divers, les propos concrets de grands artistes qui ont cultivé cet exercice du « voyage » sonore, source d’une palpitation affective ou d’une rupture agressive. Soit le camaïeu des sons, soit la déchirure des songs. Soit la remontée des échos de l’origine sacrée, soit l’insertion des mélodies urbaines, soit la Grèce, soit l’Allemagne! Avec comme terme intermédiaire l’Italie et le parlarcantando de Monteverdi. Cette indécision fut placée par Heiner Müller sous le signe du fameux propos de Wittgenstein: « Ce dont nous ne pouvons plus parler il faut le taire » car l’écrivain sensible à la question avancée répondit: « Ce dont nous ne pouvons plus parler il faut le chanter ».
Les mots et les chants s’épousent et permettent le passage d’une rive à l’autre en entraînant le spectateur sur le fleuve de l’émotion suscitée par ce frottement, par l’incertitude du bord-à-bord qui permet la traversée si subtilement pratiquée. Tantôt ce sont les acteurs qui chantent, tantôt les personnages, mais, chaque fois, le spectre de la voix se dilate et acquiert une extension inusitée auparavant. La séduction provient du passage effectué autant que de la pratique affichée. Nous nous retrouvons parfois de ce côté-ci, parfois de ce côté-là.
Nous avons pointé alors un des symptômes de la mise en scène de l’époque. Et tout a attesté la richesse de cet exercice aujourd’hui plus ou moins en retrait : il a perdu de son ancienne attirance. Mais une mutation est intervenue, un remplacement s’est opéré et cette nouvelle pratique a fini, aujourd’hui, par se constituer en « mythologie » dans le sens barthésien du terme, à savoir en lieu commun, propre à la scène moderne. Il s’agit du passage de la parole à la musique live, de la communication linguistique au choc de la musique. À quoi correspond-t-il ? Je l’ai constaté depuis quelques années et il persiste encore en confirmant cette volonté générale d’insertion sur le plateau des matériaux non-théâtraux.
L’empreinte orientale
Il y a des précurseurs qui ont ouvert la voie et elle porte la marque de l’Orient, de ses manifestations syncrétiques appréciées polémiquement par tant de gens de théâtre ayant comme guide Artaud et ses hymnes lancés à la gloire du « théâtre balinais ». Ils rendent hommage au recours à la musique comme partenaire de jeu, véritable marque identitaire du spectacle oriental. Brook l’assume et Mnouchkine la cultive.
Pour les grands spectacles épiques inspirés par les récits fondateurs de l’Orient, La Conférence des oiseaux et le Mahabharata, Brook soit réunit un petit orchestre soit se contente d’un batteur de génie, Toshi Tsuchitori, placés chaque fois au coin du plateau. Ils suivent le déroulement du spectacle et, ponctuellement, interviennent à des moments bien précis. Interventions épisodiques, successives, qui accordent à la situation un surplus d’impact et accentuent la portée d’un événement : ils s’inscrivent dans le déroulement dramaturgique de la représentation. Chaque fois la musique opère comme un partenaire impromptu et occasionnel. Son rôle, bien qu’inspiré par les mêmes cultures, diffère chez Ariane Mnouchkine qui a érigé Jean-Jacques Lemêtre en double scénique. Lui aussi placé non pas sur le plateau, mais dans son intimité, développe un véritable partenariat avec les comédiens qui évoluent sur la scène : ils s’avouent être indissociables. La musique forme une sorte de nappe sonore ininterrompue qui nourrit, impulse et suit les acteurs. Et d’ailleurs, toujours visible, Lemêtre se constitue en « acteur/musicien » à part entière car intégré dans la représentation et présent sans discontinuité. Jean-Jacques Lemêtre cultive sa relation avec les comédiens, son rôle et sa manière de s’associer à leurs prestations. Il est leur partenaire de plateau. Et, en homme orchestre, ne privilégie aucun être ni aucun épisode, il n’a rien d’un accompagnateur, il représente l’autre pôle de la représentation qui s’organise, comme une ellipse, sur la base de ces deux foyers : les paroles et la musique. Les deux sont également nécessaires. Et ici on reconnaît, sans l’ombre d’un doute, le sceau de l’Orient et de l’Inde en particulier. Les spectacles de Mnouchkine ne peuvent pas s’en séparer et ils s’appuient sur une origine double, orientale sur le plan des formes et occidentale sur le plan du discours. Ces fiançailles les définissent. Et nous les rendent proches aussi bien qu’éloignés, relation que Mnouchkine affectionne.
L’émergence du présent
Comme jadis, lors de la scène originaire du passage de la parole aux chants, une même émotion s’est emparée du spectateur que j’étais à Othello, le spectacle de Thomas Ostermeier. Émotion, depuis, réitérée au point de devenir un marqueur des mises en scène qu’il signe à la Schaubühne, de Hamlet à L’Ennemi du peuple : la musique live intervient constamment. Et elle procure le même effet de surprise, de bouleversement, de déflagration sonore qui brise la continuité du récit et injecte une énergie toute particulière sur le plateau. Le procédé a connu depuis une extension toute particulière au point de l’ériger en signature commune d’une génération de metteurs en scène, de Warlikowski à Wajdi Mouawad. Même tout récemment dans Wut d’Elfriede Jelinek, le metteur en scène Nicolas Stemann l’adoptait également. De quoi est-il le symptôme ?
« Parce que nous avons tous voulu être des rockeurs » me répond ironiquement cet acteur unique, André Wilms, épris de musique sur le plateau. Il s’agirait donc d’un résidu nostalgique, d’un écho de jeunesse. Qui l’eut-cru ? Mais Thomas Ostermeier me l’a confirmé un jour, pas exactement dans les mêmes termes, mais en me rappelant qu’il a débuté dans un orchestre dont il a éprouvé longtemps l’impact, « même aujourd’hui », conclut-il. Cette musique live serait donc la preuve d’un désir jamais abandonné, d’une vocation initiale, déviée ensuite. « Nous sommes faits de nos déceptions » disent les sceptiques. Elles nous habitent encore et si nous ne souhaitons pas entretenir des leurres trompeurs leur rôle consiste à préserver ce qui n’a pas été consommé, ce qui n’est pas cendres encore, ce qui, souterrainement, brûle encore.
Ici la musique live intervient comme une rupture, comme une fracture dans le déroulement des mots. Émergence violente d’une actualité sonore en plein développement d’un texte perçu comme ancien, même s’il est soumis à un travail de « contemporanéisation ». La musique nous rappelle le présent, elle renvoie au quotidien des jeunes, elle agit comme un court-circuit. Rien n’est continu, des fulgurances sont possibles et elles engendrent une déflagration brutale au sein même de la fiction. Comme un séisme passager, source d’une fêlure qui laisse surgir l’air et permet de mieux respirer. Parfois, me suis-je interrogé : est-ce que la musique live n’a pas un rôle similaire à celui accordé aux paysages libres, verdoyants et vivants, sur lesquels ouvrent si souvent les portraits de la Renaissance ? Au cœur des salles fermées, comme jadis le paysage au cœur des palais, elle dégage une fenêtre vers l’extérieur.
La musique live et la fêlure des mots par Georges Banu, partie 2.