Au milieu de l’été, Darius, Stan et Gabriel décident de s’évader de leur appartement bruxellois – cocon précaire qu’ils quittent pour le continent africain. Leur parcours prend l’allure d’un voyage initiatique vers un ailleurs fantasmé. Et pourtant, la fuite du « monde méchant » occidental annonce une dégringolade de désenchantement en désenchantement.
Répondant à l’appel du voyage, ils s’emparent de la voiture de Benoît, l’abandonnant, lui le plus démuni d’entre eux. Les portes claquent, le moteur gronde et les voilà partis pour une épopée fantastique. À ce moment-là, s’opère une bascule tant du point de vue du récit que de la mise en place technique. Alors que, dans la première partie, les acteurs étaient seuls maîtres à bord, désormais, ils perdent le contrôle et le son et la lumière prennent les rênes de la narration¹. Une phrase aurait suffi pour raconter ce départ, mais ici c’est la technique qui permet au récit de se déployer ; elle l’étend et l’intensifie. Elle vient suppléer les dialogues et prend un rôle divinatoire : elle annonce que les personnages seront désormais captifs.
En partant, ils pensaient agir sur leur destin, sans pour autant savoir ce qui les attendait. Le voyage, c’était déjà un but en soi. Mais après cette décision, on a le sentiment qu’ils n’ont plus prise sur ce qui leur arrive et qu’ils se font balloter d’un monde à l’autre. La voiture est comme une éprouvette : les trois petits cochons sont plongés dans un liquide ; une réaction chimique va les transformer et les mener, malgré eux, vers un nouveau monde.
La voiture tombe en rade, on voit alors descendre un écran de cinéma et nous voilà catapultés dans le chapitre II du spectacle : l’arrivée des trois petits cochons au château.
Après la trivialité de la première partie, ils se retrouvent au « château », recueillis par un châtelain et sa fille aux comportements surprenants (interprétés par Marc Barbé et Lucie Debay). Le cinéma crée alors un sas au cœur de la pièce de théâtre. Il confère à l’histoire une dimension délibérément romanesque. Intrigues amoureuses, cadavres et enquêtes policières sont au rendez-vous. Le film, c’est aussi l’occasion de faire intervenir le monde extérieur, alors que jusqu’ici nos trois petits cochons évoluaient dans un huis clos. Et pourtant, ils se retrouvent à nouveau prisonniers d’un mauvais rêve au sein duquel ils assistent, pantois, aux facéties des châtelains. En effet, ils ne sont pas au centre du film ; ils sont les témoins impuissants de quelque chose qui se passe. Et on comprend que ce n’est qu’une étape dans leur cheminement, une sorte d’ailleurs dans lequel ils n’arrivent pas à pénétrer, peut-être la première étape de leur descente aux enfers. Par exemple, Stan danse nu au milieu des fleurs bien ordonnées du jardin et, pensif, il pisse au milieu des hortensias. Cet acte à la fois désespéré et comique est le début d’un dépouillement de soi. Et, imaginant « la blanche Ophélia flotter, comme un grand lys »², il se laisse à son tour bercer par la vase de l’étang.
Au sein de la fable, on suit ce mouvement qui nous entraîne vers des situations toujours plus métaphoriques. Si dans la première partie, les personnages évoluent dans un environnement réaliste ; à l’acte II, nous voilà partis vers une épopée romanesque qui finit à l’acte III par nous plonger dans les entrailles de la terre, au coeur d’une grotte – possible cave du château, possible Mali fantasmé. Ils y retrouvent Benoît qu’ils avaient abandonné au début de leur odyssée. Est-ce vraiment lui ou son fantôme qui vient les hanter après avoir été abandonné et dépouillé de sa voiture ? Les dialogues des trois petits cochons deviennent de plus en plus succincts et, progressivement, on lit chez eux une acceptation de la chute. Ils renoncent à la vie sociale pour retourner doucement à l’état de nature. Ce choix, ou plutôt ce non choix, est une manière d’échapper à leur destin et de prolonger leur voyage, du moins en pensée.
Tout semble aller vers un abandon quand, in extremis, affamés, ils se ruent sur Benoît pour… le dévorer. Si pulsion de vie il y a, elle rime ici avec crime. Depuis leur arrivée dans la grotte, on pourrait dire que c’est le premier acte volontaire et non subi ; comme si la dévoration était la fin inéluctable de toutes ces déambulations. Benoit est et reste le bouc émissaire. C’est le plus faible des quatre qui périt ; le plus pauvre parmi les pauvres.
Dans chacun des chapitres du spectacle, l’espace se modifie mais reste un espace clos : l’appartement, la voiture, le château et enfin la grotte. Comme s’ils allaient de prison en prison. Si le voyage au Mali représentait dans leur imaginaire une envolée vers la vie facile, ce qu’on voit sur scène révèle un dépouillement progressif et un retour à une vie sauvage. Il n’est plus question d’émancipation mais bien plutôt de régression. Les trois petits cochons, comme possédés, célèbrent leur dernière bouchée par un éclat de rire sur l’air de l’Hymne à la joie. La fin, triomphale, nous donne le sentiment qu’après avoir touché le fond, le cannibalisme est leur seul salut. Les dernières notes de l’hymne européen sonnent comme une apothéose morbide.
Retrouvez les épisodes précédents du journal de création de "Darius, Stan et Gabriel contre le monde méchant" de Claude Schmitz par Judith de Laubier : - "Who's Afraid of the Big Bad Wolf ?" (épisode 1/4) - "Moi j’ai pas envie de faire une italienne, je suis belge" (épisode 2/4) - "Les solutions viennent des autres" (épisode 3/4)
Darius, Stan et Gabriel contre le monde méchant Avec : Marc Barbé, Lucie Debay, Clément Losson, Patchouli, Olivier Zanotti, Francis Soetens. Mise en scène : Claude Schmitz | Dramaturge : Judith Ribardière | Assistante lumière et stagiaire à la mise en scène : Judith de Laubier | Stagiaire à la scénographie : Jade Hidden | Stagiaire aux accessoires : Camille Chateauminois | Scénographie : Boris Dambly | Maquette : Nora Kaza Vubu | Création Sonore et Musique Originale : Thomas Turine | Lumières : Octavie Piéron | Image : Florian Berutti | Direction technique : Fred Op de Beek | Construction du décor : Fred Op de Beeck, Yoris Van de Houte, Alocha Van de Houte, Olivier Zanotti et Jade Hidden | Sculpteur - Peintre : Laurent Liber, Boris Dambly et Guillaume Molle. Avec la participation amicale de Drissa Kanambaye et Djeumo Sylvain Val. Production déléguée : Halles de Schaerbeek. Coproduction : Comédie de Caen, Compagnies Paradies Avec l’aide de la Fédération Wallonie Bruxelles, service Théâtre. Et le soutien du théâtre Océan-Nord. Avec l’aide de la Fédération Wallonie Bruxelles, Service Théâtre.