– NOUS TRAVAILLONS BEAUCOUP SUR KATIA KABANOVA et nous sentons assez rapidement s’imposer l’idée d’un grand miroir qu’on traverse, idéal, propice, nous semble-t-il, à matérialiser un peu de ces regards que toujours Katia sent peser sur elle, propre aussi à susciter les connotations imaginaires de « l’autre scène», celle du désir, lorsque, comme il se doit dans la tradition, on en vient à le franchir. Bientôt Katia enfant, ce refuge souvent évoqué par Katia adulte, fera son apparition dans l’espace scénique amenant avec elle le rapport privilégié que le personnage entretient avec la musique. Après avoir renoncé à une première esquisse de décor faite d’un sol vallonné, d’un cyclo et d’une toile peinte en guise de rideau, nous avançons à grands pas vers les encadrements et les grandes photographies qui vont donner sa figure singulière à notre espace scénique et à notre point de vue dramaturgique : entre deux photographies de Katia enfant, le fil d’une vie et de sa mort. Entre deux instants du regard, le temps du tragique.
À chaque étape, nous vérifions le bien-fondé de ce constat : c’en est fini de ces scénographies illustratives dont la seule nécessité relevait souvent d’impératifs engendrés par les côtés les plus circonstanciels du livret. Une œuvre est d’abord un tissu symbolique, irréductible à l’historiette, où du réel advient par le biais de la convention et de la règle. La monter consiste à trouver les formes dramaturgiques et scénographiques où les comportements des personnages puissent être perçus non comme les actes de la vie représentés sur scène, mais comme un ensemble de rapports humains engendrés dans la logique d’un appareil théâtral et d’un dispositif d’écriture, porteur par ce détour – et par ce détour seulement – d’une vérité intellectuelle et sensible.
– DU PUBLIC. Il est des manières de parler de la relation au public qui sont régressives et d’autres qui aident à cerner de nouvelles questions productives au plan de la réflexion théorique et déterminantes pour l’orientation de la pratique. Lorsqu’on est amené à mettre en cause le schéma de « la prise de conscience au théâtre », c’est parce que cette manière de décrire la relation au spectateur est devenue totalement rhétorique (ce qui n’exclut pas qu’elle ait pu avoir une efficacité à un moment (historique) donné, notamment pour rompre avec la privatisation du théâtre et sa « culinarité »). Aujourd’hui, elle obscurcit un problème sous couvert de l’éclairer. On peut définir la relation au public à travers la notion de prise de conscience. On peut aussi la définir à partir de celle de travail. Dans la prise de conscience, un individu déterminé fait retour sur lui-même et se ressaisit dans des déterminations nouvelles. Avant la stimulation théâtrale, la quasi obscurité ; après elle, le chemin vers la lumière. Il y a là comme une mythologie du dévoilement. Il faut prendre garde au fait que dans prise de conscience, il y a conscience, ce lieu piégé d’une imaginaire unité de l’individu. D’une manière plus matérialiste, la notion de travail met en jeu non plus le regard d’un individu sur son propre cheminement, mais désigne le rapport objectif d’une double résistance, celle du spectateur et celle du spectacle : celle du spectateur considéré non plus comme une conscience, mais comme le lieu d’un ensemble de contradictions à la fois sociales et individuelles ; celle du spectacle conçu non plus comme sens préformé qu’un spectateur se réapproprie en toute (re)connaissance de cause à travers une concrétisation par la représentation, mais comme ensemble de signes étagés, discontinus et dialectiquement liés, ensemble de signes en tous cas irréductibles à la claire énonciation d’un signifié totalisateur. La prise de conscience suppose que les effets de sens d’une pratique fusionnent en un signifié ultime qui constitue précisément le point de départ d’une transformation supposée de celui qui prend conscience. Le passage de l’ombre à la lumière est là : dans l’énoncé d’une vérité enfin reconnue comme telle. La notion de travail, elle, s’accompagne de celle, complémentaire, de dispersion du sens, elle fait fonctionner divers niveaux de matérialité et de réalité sans les rabattre les uns sur les autres, elle implique un maniement dialectique des signes qui interdit la rassurante reprise d’un sens global facile à énoncer.
– LE TRAVAIL DE RÉPÉTITION DE KATIA KABANOVA a été préparé de longue date par les réunions avec Cambreling et Vittoz. L’hypothèse de départ, y compris pour la scénographie, est qu’on ne renouvellera pas l’œuvre si on fait acte de soumission aux données anecdotiques de l’intrigue. Nous avons cherché un biais qui sauvegarde la problématique fondamentale de l’œuvre (l’opposition du désir et de la loi) et la dégage de tout vérisme. L’option non réaliste déconcerte un peu les chanteurs. Il faut leur expliquer l’abandon de l’option « drame paysan », le déplacement de l’œuvre vers un univers plus symbolique que réaliste. Eux, ils auraient voulu retrouver la Volga et l’église au milieu du village. L’embarras ne dure pas. La dynamique de répétition imposée par Philippe Sireuil et la précision de ses demandes dans le jeu dissipent les doutes. De plus, Cambreling appuie fermement notre conception, et on sait le poids du maestro dans le monde de l’opéra. L’enthousiasme est vite présent. Même la petite Alice P. (9 ans), qui a été engagée pour une figuration non prévue dans le livret (elle joue Katia enfant) semble subjuguée. En tous cas, elle n’a aucune peine à se mettre au diapason.
– NOUS RÉPÉTONS DANS L’ANCIEN GARAGE DE LA RUE BORRENS aménagé plus ou moins sommairement. Peu d’éléments réels de décor, nous affrontons l’ingratitude des salles de répétition quand tout manque encore. On s’efforce d’imaginer ce que ça donnera avec costumes, lumière, orchestre et chanteurs qui chantent : c’est la loi du genre. Parfois un chanteur donne de la voix, c’est un coup de baguette magique dans la grisaille, la féerie est là, l’extrême dénuement n’a plus d’importance, la voix à elle seule est un palais plus somptueux que le plus coûteux des décors. Nous apprenons très vite qu’à certains égards, l’opéra est le contraire du théâtre. Au théâtre, les grands morceaux de bravoure sont difficiles à mettre en scène, il faut aider le comédien à sortir son interprétation des sentiers battus. À l’opéra, c’est un peu le contraire. Une fois amenée la nécessité dramaturgique qui aboutit à l’aria, une fois le chanteur positionné sur le plateau, tout se joue sans que le metteur en scène n’ait de grandes possibilités d’action.
– LES NOSTALGIQUES DU FOLKLORE TCHÈQUE n’ont pas aimé. Les autres semblent apprécier ce qu’ils entendent et ce qu’ils voient. Un soir, j’ai assisté à une représentation dans la salle. Un type d’une cinquantaine d’années, assis à côté de moi, a roupillé pendant tout le spectacle. Il s’est réveillé à la fin pour applaudir frénétiquement. Quand il se comporte ainsi, le spectateur est une bête que je redoute et que je n’aime pas.
Retrouvez les autres extraits d'"Accents toniques" publiés sur le blog d'Alternatives théâtrales : Le théâtre de consommation culturelle (note de décembre 2015) Écrire ? et autres notes (notes non datées des années 90)
Sur ses années passées à La Monnaie, Jean-Marie Piemme a écrit plusieurs textes publiés dans le recueil "Le souffleur inquiet", Alternatives théâtrales 20-21 (décembre 1984), réédité en 2012 par Espace Nord.
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