L’art du compromis

En 2009, Antoine Laubin s’entretenait avec Ivo van Hove. Un an après le triomphe de ses « Tragédies romaines », et sept ans avant ses « Kings of war », le metteur en scène flamand évoquait son travail d’adaptation théâtrale d’oeuvres cinématographiques. Entretien publié dans le numéro 101 d’Alternatives théâtrales.

Elsie de Brauw et Jacob Derwig dans "Opening night", d'après le film éponyme de John Cassavetes, mise en scène Ivo van Hove, 2006. © Jan Versweyveld

L’été dernier, les spectateurs du Festival d’Avignon s’enthousiasmaient pour les « Tragédies romaines » d’Ivo van Hove. Durant six heures puissantes et ludiques, le metteur en scène belge néerlandophone développait une audacieuse dramaturgie, où les rapports salle/scène se réinventaient pour aborder le discours politique d’aujourd’hui à travers les mots de Shakespeare. Georges Banu avait alors souligné que le spectacle offrait au public une place inédite et restituait « en acte, le regard contemporain sur l’Histoire »¹. Ce coup d’éclat magistral du metteur en scène, par ailleurs directeur du Toneelgroep d’Amsterdam², met aujourd’hui en lumière un travail riche de plusieurs dizaines de spectacles depuis 1981, moins connu du public francophone que celui de ses contemporains Jan Fabre ou Guy Cassiers³, et au cœur duquel le cinéma occupe une place toute particulière.


En parallèle à des choix aussi hétéroclites que « La dame aux camélias » de Dumas, « Lulu » de Wedekind, « Dans la solitude des champs de coton » de Koltès, « Le Misanthrope » de Molière ou plusieurs opéras dont le cycle complet « Der Ring des Nibelungen » de Wagner, on retrouve dans la liste de ses créations théâtrales « Faces » et « Opening night » de John Cassavetes, « Teorema » de Pasolini, « Scènes de la vie conjugale » de Bergman, ainsi que des projets au carrefour du théâtre et du cinéma puisque leur adaptation à l’écran a tellement marqué les esprits que nous ne lisons plus les textes de la même manière depuis (« Un tramway nommé désir » de Tennessee Williams ou « India Song » de Marguerite Duras).
Parmi les créations de cette saison 2008-2009 mises en scène par Ivo van Hove au Toneelgroep d’Amsterdam, figurent un « Antonioni Project » (d’après « L’Avventura », « La Notte » et « L’Eclisse ») ainsi que « Rocco et ses frères » de Visconti et « Cris et chuchotements » de Bergman.
Expliquant le projet de ses « Tragédies romaines » lors de la conférence de presse du Festival d’Avignon du 11 juillet dernier, van Hove s’était référé au « Vérité et politique »⁴ d’Hannah Arendt et avait fait l’éloge du compromis : « Je crois que le compromis est une très belle chose. C’est très différent de la concession. Il s’agit d’apprendre à être d’accord, d’essayer de vivre ensemble ». Dans un quartier d’Anvers où il vivait dans les années 1970, Ivo Van Hove nous explique, sans concession aucune, l’art du compromis de ses adaptations cinématographiques à la scène.

Antoine Laubin : Dans les « Tragédies romaines », le spectateur était invité à déambuler librement sur le plateau parmi les acteurs. À de multiples endroits de la scène, des téléviseurs étaient placés afin de permettre aux spectateurs, où qu’ils se trouvent, de suivre l’action principale, les acteurs étant constamment filmés en direct. La dernière partie du spectacle, en contraignant le spectateur à quitter le plateau et regagner le gradin, pouvait être perçue comme une affirmation de la puissance « supérieure » du théâtre : pour l’issue d’« Antoine et Cléopâtre », le téléviseur et ses plans serrés ne suffisaient plus, il fallait voir l’ensemble de la scène. Comment comprendre cela, en vis-à-vis de votre démarche d’adaptation cinématographique et de l’utilisation récurrente de la vidéo dans vos spectacles ?

Ivo van Hove : La vidéo est pour moi un outil théâtral de notre temps, comme le masque par exemple au temps de la tragédie grecque. Le théâtre a toujours utilisé les techniques disponibles dans la société de son temps. La vidéo n’est rien d’autre qu’un de ces moyens. Je crois qu’on devrait toujours l’utiliser en tant que moyen, comme la lumière par exemple, dans une optique très réfléchie. Pour ma part, j’utilise toujours la vidéo uniquement pour filmer les acteurs sur scène. La scène jouée en direct reste toujours en coprésence des écrans qui la diffusent. Le fait de jouer au théâtre est pour moi la forme artistique la plus puissante de ce siècle parce qu’elle a lieu en direct : les acteurs sont présents et nous en sommes les témoins. Que quelque chose ait lieu en direct est très important aujourd’hui. Les gens sont assis derrière un ordinateur toute la journée, ce qui est une sorte d’aliénation. Je crois vraiment que le théâtre sera la plus puissante des formes artistiques dans les décennies à venir. Je crois que le théâtre n’est pas du tout démodé. Les gens ne peuvent pas trouver ailleurs ce que le théâtre offre. Un film ne sera jamais vivant. Il est le même ici, à Hong-Kong et partout sur la planète. Quand on joue au théâtre, la représentation ici cet après-midi ne sera pas la même que celle de demain soir ; l’actrice sera peut-être nerveuse demain, elle ne sera jamais la même et son public sera toujours témoin de ces éléments en provenance de la « vraie vie ». La vidéo est pour moi un moyen de rendre le direct encore plus puissant. J’utilise la vidéo pour tenter de tout montrer dans les détails, que le public soit véritablement témoin de tout ce qui se passe sur scène. Mon prochain travail sur « Cris et chuchotements » de Bergman utilise aussi de la vidéo. Au centre de la pièce, une femme est en train de mourir. Le scénario mentionne qu’il s’agit d’une artiste qui écrit un journal, une sorte d’auteur. On a donc choisi de faire de son journal un journal vidéo, tourné en direct.

A.L. : Votre point de départ dans l’adaptation des films que vous choisissez est-il le film en tant qu’objet artistique « fini », c’est-à-dire incluant le découpage, les mouvements de caméra, etc. ou le scénario original de ce film ?

I.v.H. : Je pars toujours du texte original ou de la transcription textuelle du film. Le film en lui-même n’est pas important pour moi puisqu’il a déjà été fait. Je ne revois donc jamais les films sur lesquels je travaille. Par exemple, je n’ai jamais vu « Opening night ». Le travail de Cassavetes m’était familier par ailleurs, mais je n’avais jamais vu ce film ; on m’a conseillé d’en lire le texte quand je travaillais sur « Faces ».

A.L. : Est-ce le cas également pour les films d’Antonioni ?

I.v.H. : J’ai vu tous les films d’Antonioni quand j’avais vingt ans. J’étais vraiment jeune et je ne les ai pas revus depuis.

Gabriele Ferretti et Monica Vitti dans « L’Avventura » de Michelangelo Antonioni. Photo D.R.
Gabriele Ferretti et Monica Vitti dans « L’Avventura » de Michelangelo Antonioni. Photo D.R.

A.L. : Comment choisissez-vous de travailler tantôt à partir du scénario original, tantôt à partir de la transcription du film monté ?

I.v.H. : Normalement, nous essayons de trouver le scénario original mais parfois ce n’est pas possible. Pour « Rocco et ses frères » par exemple, le texte a été publié. La Cinémathèque de Bruxelles est un lieu très précieux pour cela : on y trouve un très grand nombre de scénarios. On trouve aussi certaines choses sur Internet. Mais pour « Théorème » de Pasolini par exemple, il n’existe aucun scénario parce que Pasolini lui-même n’en a pas utilisé. C’est la même chose pour « Cris et chuchotements » : Bergman avait écrit une sorte de petit roman mais pas de scénario. Dans ces cas-là, quelqu’un me retranscrit le film sur papier.

A.L. : Uniquement les dialogues ?

I.v.H. : Les dialogues et les lieux. Mon dramaturge est également cinéaste ; il fait donc cela très bien ! Cela prend la forme d’un véritable scénario de cinéma. Mais en règle générale, je préfère travailler à partir du scénario original. Dans le cas de « Faces » de Cassavetes, j’ai utilisé certaines scènes qu’il avait écrites mais qui ont été coupées au montage. Le texte publié contenait en vis-à-vis le scénario original et le scénario du film dans sa version montée. J’ai utilisé la première version, dans laquelle il y avait par exemple une très belle scène entre deux femmes qui avaient une conversation. Je peux comprendre que cette scène ne fonctionnait pas au cinéma et que Cassavetes ait choisi de la retirer mais c’est devenu une scène fabuleuse pour le théâtre, pleine d’humour et de joie, magnifique à traiter pour les actrices. Nous avons donc fait quelque chose qu’il n’avait jamais fait. Ce n’est pas toujours le cas. Dans « Rocco et ses frères », le scénario original commence par l’enterrement du père, ce que le film ne montre pas car, là aussi, la scène a été coupée au montage. Dans ce cas précis, j’ai pensé comme Visconti que cette scène n’était pas nécessaire et nous l’avons également coupée.

A.L. : Pourquoi choisir ces films vus il y a plusieurs décennies comme points de départ de vos spectacles ?

I.v.H. : Parce que ces films racontent des histoires que je n’ai pas retrouvées depuis dans les théâtres. C’est la seule raison pour moi. Les sujets d’Antonioni sont presque visionnaires. Ses personnages aussi. Il écrit sur les relations amoureuses et les difficultés à les vivre, les difficultés à être et à rester ensemble dans une société qui change si rapidement. Au début des années 60, Antonioni a pour point de départ l’industrialisation et l’avènement d’un nouvel environnement urbain. Cinquante ans après, nous sommes toujours dans une société nouvelle et qui change très rapidement. C’est ce qui m’intéresse : comment des personnages se positionnent dans la société, comment ces positions interagissent, quelles sont les tensions qui naissent entre elles. C’est sur ce sujet qu’Antonioni écrit et je n’ai jamais lu de pièce de théâtre qui le fasse. Dans « Rocco et ses frères », Visconti parle de l’émigration à travers l’histoire d’une famille qui déménage du Sud vers le Nord, de la campagne à Milan. À travers ces cinq frères, on retrouve cinq manières de vivre l’intégration et l’émigration. C’est quelque chose dont on parle tous les jours, un thème totalement contemporain. Le texte est magnifique. Ce n’est pas le style visuel de Visconti qui m’intéresse, ni par ailleurs celui de Pasolini quand je fais « Théorème ». Je travaille ces textes dans une optique totalement différente des films originaux, dans une optique où l’on ne reconnaît pas les films originaux. Et pourtant le texte est là.

A.L. : Néanmoins, les films que vous choisissez sont des films très importants dans l’histoire du cinéma. Lorsque vous vous emparez d’un film comme « L’avventura » par exemple, vous n’ignorez pas que son style visuel autant que son scénario ont radicalement bouleversé la dramaturgie cinématographique, dans une perspective similaire à celle de Beckett au théâtre quelques années plus tôt.

I.v.H. : C’était il y a cinquante ans ! Aujourd’hui, ce sont les personnages qui m’intéressent en tant qu’homme du vingt-et-unième siècle, comment ils évoluent et ce qu’ils ressentent. Je les regarde de cette manière et j’essaie de comprendre de quoi ces cinéastes parlent réellement. Le centre du style visuel d’Antonioni est l’aliénation. Je me souviens de l’image de Monica Vitti perdue dans les rues, entourée de grands bâtiments blancs. C’est cette idée d’aliénation que je transpose sur scène et pour laquelle je suis donc en recherche de solutions proprement théâtrales. C’est la même chose pour « Opening night » de Cassavetes, qui est un scénario sur une production théâtrale. C’est toujours risqué sur scène, toujours ennuyeux de faire du théâtre sur le théâtre. Alors comment amener cette idée sur un plateau et faire en sorte que les acteurs ne ridiculisent pas leur propre profession, ce qui arrive généralement quand il est question de théâtre au théâtre et qu’ils se mettent à se comporter « comme des acteurs » ? C’est toujours incroyablement ennuyeux. J’essaie donc de trouver le sujet réel du film, ce que l’auteur a vraiment voulu écrire et c’est cela que je porte à la scène.

Hans Bouma, Jacob Derwig, Trea van Drunen, Elsie de Brauw, Simone Oosterwal, Sanne den Hartogh dans "Opening Night", d'après le film éponyme de John Cassavetes, mise en scène Ivo van Hove, 2006. © Jan Versweyveld
Hans Bouma, Jacob Derwig, Trea van Drunen, Elsie de Brauw, Simone Oosterwal, Sanne den Hartogh dans « Opening Night », d’après le film éponyme de John Cassavetes, mise en scène Ivo van Hove, 2006. © Jan Versweyveld

A.L. : Comment gérer dès lors le souvenir de l’image de Monica Vitti ou de Gena Rowlands que les spectateurs apportent avec eux en arrivant au théâtre ?

I.v.H. : C’est en cela que nous sommes très bons ! (rires) J’essaie d’établir la meilleure distribution possible et certainement pas une imitation de la distribution originale du film. Je me demande pour chaque rôle qui pourrait le jouer au mieux. Je pense que nous faisons ça bien : nous avons présenté « Opening Night » en décembre dernier à New-York et les journaux new-yorkais ont dit de l’actrice qui jouait le rôle principal qu’elle était aussi convaincante que Gena Rowlands, ce qui est un énorme compliment puisque son interprétation est totalement différente. L’actrice en question⁵ n’a jamais vu le film, elle n’imite donc pas Gena Rowlands. Je crois sincèrement que mon équipe d’acteurs est la meilleure d’Europe. Nous avons une compagnie exceptionnelle et je tente d’établir au mieux mes distributions, sans penser aux films originaux. Bien sûr, je suis impressionné par Antonioni ou Visconti mais, dès que j’ai commencé le travail, je dois arrêter de penser à eux et de me situer par rapport à leur travail. Je dois avant tout me poser la question de ce que moi je peux faire avec cette matière.

A.L. : Est-ce que ça signifie que vous avez un rapport plus personnel avec les films que vous choisissez comme point de départ du travail ?

I.v.H. : Oui, bien entendu. « Cris et chuchotements » , « India Song », « Scènes de la vie conjugale », « Faces », ce sont toutes des œuvres de très grands artistes. J’ai vu ces films quand j’étais très jeune. Je vivais ici même à Anvers, à quelques pas d’ici, juste à côté du Monty qui est un théâtre aujourd’hui mais qui était un cinéma à l’époque. J’y ai vu toutes les rétrospectives de grands cinéastes comme Truffaut, Fassbinder, etc. Je me sens très proche de ces gens. À l’époque, quand je voyais au Monty les films d’Antonioni, je ne les comprenais pas, bien entendu. Mais j’étais très impressionné par quelque chose de profond, qui me touchait et que je ne parvenais pas à rationnaliser. C’était la même chose avec Cassavetes. Sa direction d’acteurs, la brutalité de son cinéma, la brutalité de ses mouvements de caméra, très simples, très forts, m’impressionnaient. À l’époque ce n’était pas les personnages qui m’importaient. Ils étaient trop adultes pour moi. Les films de Cassavetes parlaient de la difficulté de relations qui duraient depuis dix ou quinze ans. J’avais vingt ans, ma propre vie relationnelle commençait à peine. Je n’étais donc pas encore en connexion avec ses thèmes mais bien avec son style. C’était la même chose avec Bergman et Antonioni.

A.L. : Faut-il en conclure qu’une part de votre travail consiste à actualiser les scénarios ?

I.v.H. : Oui, mais je n’aime pas le mot « actualisation ». Quand je travaille sur un opéra ou une pièce de Shakespeare, ma démarche est la même que quand j’aborde Cassavetes. Je ne m’attaque pas à ces œuvres parce qu’elles ont été de belles œuvres à un moment précis de l’histoire. Je m’y attaque parce qu’elles produisent du sens pour moi aujourd’hui. Je préfère parler d’« interprétation » plutôt que d’« actualisation ». J’ai à interpréter ces textes, ce qu’ils contiennent, ce qu’ils signifient pour nous aujourd’hui. L’« actualisation » me semble se limiter à l’aujourd’hui, elle me paraît restrictive, elle efface l’idée d’universalité, qui me plaît davantage.

Marieke Heebink, Eelco Smits, Hans Kesting, Roeland Fernhout, Chris Nietvelt dans "Romeinse tragedies", d'après Shakespeare, mise en scène Ivo van Hove, 2008.
Marieke Heebink, Eelco Smits, Hans Kesting, Roeland Fernhout, Chris Nietvelt dans « Romeinse tragedies », d’après Shakespeare, mise en scène Ivo van Hove, 2008.

A.L. : Quels sont les choix scéniques qui concrétisent ce désir d’interprétation et d’universalité ?

I.v.H. : Cela passe par l’étude du texte et des personnages. Tout part toujours de là. Par exemple, sur « Rocco et ses frères », l’image centrale de ce film est à mon avis la boxe. Ces frères vont dans une école de boxe. Je ne sais plus comment le film traite cela mais c’est devenu pour moi l’image matricielle. La lutte est omniprésente dans leurs vies et la boxe en est la métaphore évidente. Donc, pour ces combats successifs, mes acteurs sont seuls en scène. Vraiment seuls : ils n’ont pas d’adversaire, ils boxent contre eux-mêmes, contre leur ombre. Je souhaite toujours l’irruption de l’émotion. J’ai dirigé ces combats de boxe comme des instants d’émotions fortes à l’intérieur du spectacle, et non comme une démonstration de technique physique. La technique de la boxe en elle-même ne m’intéresse pas. C’est révélateur de ce que j’essaie de faire : regarder le texte et les personnages de ces œuvres et laisser venir les images qui s’imposent pour aujourd’hui.

Fedja van Huêt dans "Rocco en zijn broers", d'après "Rocco e i suoi fratelli" de Luchino Visconti, mise en scène Ivo van Hove, 2008. Photo © Jan Versweyveld
Fedja van Huêt dans « Rocco en zijn broers », d’après « Rocco e i suoi fratelli » de Luchino Visconti, mise en scène Ivo van Hove, 2008. Photo © Jan Versweyveld

A.L. : Le fonctionnement du temps et de l’espace est différent au cinéma et au théâtre. Comment traitez-vous cela ?

I.v.H. : Dans les scénarios de films, il y a souvent beaucoup de mouvements, de très courtes scènes coupées très rapidement, dans des lieux très variés. Les films que je choisis ne fonctionnent généralement pas comme ça, ce sont des films plutôt lents. Mais ce n’est pas toujours le cas. Cassavetes multiplie parfois les lieux. Dans le texte d’« Antoine et Cléopâtre », qui était intégré aux « Tragédies romaines », il y a quarante lieux différents précisés par Shakespeare. Bien entendu, il est impossible de les représenter sur scène. C’est la même chose avec les scénarios, il faut se poser la question de l’adaptation des espaces. Dans « Opening night » par exemple, il nous est apparu que trois lieux était absolument importants dans le texte : le théâtre où les personnages répètent et représentent leur pièce, l’espace des coulisses, et l’espace privé. La tâche était donc de ramener ces trois lieux au sein de l’unité propre au plateau de théâtre. C’est le bonheur de nos vies : trouver des solutions à ces problèmes compliqués ! (Rires) Chez Antonioni, il y a beaucoup de lieux différents. On utilise donc un dispositif « blue-key » derrière les acteurs, sur lequel on diffuse un nouveau film que nous tournons à partir d’Antonioni, ce qui est vraiment risqué. Je ne peux pas en dire beaucoup plus parce que c’est en cours d’élaboration mais c’est assez compliqué.

A.L. : Le projet Antonioni fusionne donc les films de la tétralogie ?

I.v.H. : Oui, mais pas « Le Désert rouge ». Nous avons travaillé sur « L’avventura », « La Notte » et « L’eclisse ». Il ne s’agit plus d’un spectacle en trois parties distinctes comme c’était le cas avec les « Tragédies romaines ». Cette fois les trois histoires ont lieu en même temps. Le centre de chacun des trois films étant un couple, il était possible de fonctionner de la sorte, d’autant plus qu’il s’agit presque du même couple à chaque fois. Il y a énormément de points communs entre ces trois films. Nous avons donc combiné les trois scénarios pour les jouer ensemble dans la première partie du spectacle. Ensuite, dans une deuxième partie, tous les personnages se retrouvent durant la soirée de la « Notte », qui a donc une importance plus grande encore que dans le film. Les trois scènes finales sont montrées ensuite successivement.

A.L. : Au-delà du désir d’universalisation que vous avez exprimé, le fait de travailler à partir de films que, pour la plupart, vous avez vus à vingt ans, ne reflète-t-il pas tout de même une forme de mélancolie pour cette période de votre vie ?

I.v.H. : (mouvements de tête affirmatifs puis silence …) La mélancolie ne suffit pas à enclencher un processus créatif. (silence) J’ai vu tous ces films entre dix-sept et vingt-cinq ans. C’est un âge très important dans une vie. On y absorbe les choses pour la première fois. Ça a beaucoup compté pour moi, c’est vrai. Mais d’autres films plus contemporains ont aussi compté plus tard. (silence) Je suis par exemple très intéressé par Maurice Pialat. Il a écrit des scénarios magnifiques et nous avons les droits pour les adapter à la scène. C’est devenu plus facile ces dernières années d’obtenir les droits d’adaptation. Ce n’était pas le cas il y a dix ans. Les ayant-droits commencent à comprendre que cette démarche a un sens et ils autorisent plus facilement qu’auparavant. Pour revenir à votre question, ce n’est pas exactement de la mélancolie. Ces films m’ont profondément touché, intimement, mais je ne pense pas regarder en arrière pour autant. Un film d’Antonioni est tellement moderne qu’il pourrait être écrit aujourd’hui. Je ne regarde pas en arrière dans la mesure où ma démarche n’est pas muséale mais bien d’aujourd’hui. Je ne crois pas que le théâtre soit un bon musée.

Entretien réalisé le 11 février 2009.
Merci à Alice Grimonprez.

1. Georges Banu, Avignon 2008. Les Tragédies romaines d’Ivo Van Hove : un événement, in Alternatives Théâtrales n°99, 2008.

2. Vingt comédiens permanents, six créations et trois reprises annuelles.

3. Guy Cassiers fut acteur dans le premier spectacle d’Ivo Van Hove, Geruchten, en 1981.

4. In La crise de la culture, Gallimard, Idées, 1972.

5. Elsie de Brauw.
Couv 101Ce texte a été publié dans le numéro 101 d'Alternatives théâtrales en avril 2009.
Sur Ivo Van Hove lire aussi : 
Ivo Van Hove, romantique caché par Évelyne Coussens dans le n°98 Créer et transmettre (2008).
Ivo van Hove : le théâtre aux deux bouts de l’opéra par Frédéric Maurin dans le n°113-114 Le théâtre à l'opéra, la voix au théâtre (2012).
Après son passage au Théâtre National de Chaillot, Kings of War sera prochainement visible au Stadschouwburg d'Amsterdam (février 2016) et au Barbican Centre de Londres (avril 2016).

Auteur/autrice : Antoine Laubin

Metteur en scène au sein de la compagnie De Facto.

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