En travaillant avec les acteurs du Français pour la première fois sur La Nuit des rois, Thomas Ostermeier se permet une franche incursion dans le grotesque et dénude le bas corporel, jambes et fesses à peine recouvertes d’un mince sous-vêtement sous la chaleur cuisante d’Illyrie. Un spectacle ubuesque qui exacerbe la pulsion.
Première comédie shakespearienne pour le metteur en scène berlinois vedette, cette Nuit des rois ou Tout ce que vous voulez le pousse dans de nouvelles zones après ses relectures singulières des tragédies Richard III, Hamlet ou Othello. Le voici maintenant en pleine comédie, sans complexes et sans retenue, tendant vers le grotesque et s’aménageant une incursion festive et bruyante dans les territoires d’ambiguïté sexuelle et d’homoérotisme caractéristiques de cette pièce. Moins politique que son travail habituel, sa mise en scène n’en est pas moins brillante dans sa mise en relief de la pulsion et de la bassesse humaine, qu’il se propose aussi de célébrer par une représentation fanfaronne et décomplexée.
Chaud et humide
Dès l’entrée en salle des spectateurs, sous des éclairages chauds et dans une ambiance humide, le spectateur remarque que la scène s’allonge sur une passerelle perchée juste au-dessus de la salle, comme un long quai enfonçant ses pattes dans un océan humain. C’est par là que les personnages viendront à de nombreuses reprises haranguer les spectateurs, dans un spectacle qui s’amuse à briser le quatrième mur à répétition. Le plateau recouvert de sable accueille déjà les mines un peu renfrognées de trois gorilles, dominant la scène de leur présence tranquille et se tenant à l’ombre des palmiers de carton-pâte. L’effet de chaleur, et une certaine impression de fatigue du corps sous le soleil cuisant, sont instantanés. Plus tard, cette ambiance cagnarde et cette désinvolture toute naturelle se doubleront d’une lascivité certaine. Effet de la chaleur ou manifestation de la concupiscence des hommes? Les deux, évidemment.
Apparaît le Duc Orsino, incarné par un Denis Podalydès un brin maniéré en comparaison de ses partenaires de scène, qui optent pour une interprétation plutôt aérienne, très libre et souvent taquine. La diction traînante et emphatique du Duc souligne la hauteur de sa fonction et la distance le séparant de ses sujets, lesquels s’amusent bien à ses dépens et orchestrent, comme il se doit dans une comédie shakespearienne, une série de mascarades et de travestissements. On connaît l’intrigue : Viola (Georgia Scalliet) se déguise en Césario et, par les charmes de sa mystérieuse androgynie, séduit la Comtesse Olivia (Adeline d’Hermy), plutôt que de quérir l’amour du Duc dont elle s’est éprise. D’autres quiproquos amoureux sont du lot, dans une folle effervescence pulsionnelle.
Ostermeier, qui nous a habitués à des relectures plus radicales, ne s’éloigne cette fois guère de la fable connue. Mais, dans cette nouvelle traduction d’Olivier Cadiot, il se plaît à accentuer l’homoérotisme et flirte pleinement avec la confusion du genre. Voilà qui est certes d’actualité, dans une époque où la transidentité fait de plus en plus souvent la manchette.
Le metteur en scène berlinois fait tout de même radicalement le choix du potache, sans doute poussé dans cette voie par la brochette d’acteurs de haut niveau que la Comédie-Française met à sa disposition, et qui prennent visiblement plaisir à ce registre. Ce plaisir est contagieux, il va sans dire. Comme Alfred Jarry l’a fait bien avant lui, Ostermeier concentre une partie de ses effets comiques dans une exacerbation du bas corporel. Vêtus de vestons vaguement élisabéthains, les personnages sont toutefois délestés de leurs pantalons, exhibant leurs sous-vêtements et se débarrassant, métaphoriquement, d’une couche de civisme.
La mise en scène n’hésite d’ailleurs pas à flirter avec un humour génital, à doses bien mesurées. Tantôt Malvolio (Sébastien Pouderoux) livre un message au Duc en plongeant la main dans son slip pour y trouver le parchemin attendu, tantôt Sir Andrew (Christophe Montenez) et Sir Toby (Laurent Stocker) se taquinent dans une scène d’effeuillage aussi maladroite que cabotine. Jusqu’à ce que Malvolio (encore-lui) apparaisse affublé d’un immense phallus jaune et turgescent. La sexualité, dans cette mise en scène, est prétexte à la mascarade, à la célébration et au carnavalesque. Cherchant à atteindre une certaine virtuosité de l’acteur à travers les codes canoniques de la comédie, Ostermeier se montre en réalité assez proche du travail de son collègue de la Schaubühne, Michael Thalheimer, dont la mise en scène remarquée du Tartuffe en 2013 allait tout à fait dans le même sens.
Le spectacle contrebalance néanmoins ces fanfaronnades par une trame sonore de musiques de la Renaissance interprétées sur scène par un guitariste et un contre-ténor. La sophistication et l’élégance de ces musiques évoquent le voile de noblesse dont se couvrent ces personnages, même si nous ne sommes pas dupes de leur primitivisme.
Jouer dans les hautes sphères
Jamais déclamatoire, jamais trop appuyée, l’interprétation favorise une certaine simplicité, dans un découpage phonétique un peu aérien, qui fait écho à la quête des hautes sphères du plaisir amoureux. En particulier chez Viola-Césario, la voix est portée vers un ailleurs un brin vaporeux, vers un au-delà un peu éthérique. L’oreille attentive décèlera aussi une sorte d’étonnement perpétuel dans le grain de voix de ces jeunes amoureux en plein éveil, de même qu’un essoufflement constant, probablement dû aux pirouettes nécessaires pour courtiser l’être aimé et duper constamment les uns et les autres.
Dans ce jeu mouillé de chaleur torride se détache évidemment une langueur érotique, une sorte de flirt constant, une sexualité apparente et démontrée, de laquelle le spectacle s’amuse vivement. Ostermeier explore particulièrement ce registre avec certains personnages.
On le remarque d’abord chez Sir Andrew Gueule de Fièvre, un fêtard grotesque dont la longue chevelure emmêlée est à l’image de sa personnalité : démonstrative, mal dégrossie, mais aussi festive et enthousiaste. Un personnage ubuesque un peu sale, vulgaire et sans manières, qui zozote et parle avec un improbable accent étranger.
Le Malvolio de Sébastien Pouderoux est narcissique et maladroit, mélange hilarant de droiture et de balourdise. Un puritain dont les pulsions vulgaires vont bientôt se réveiller et déconstruire son apparence de petit noble.
Laurent Stocker incarne un Sir Toby Haut Le Cœur aussi alcoolique que fantasque : un insolent et délicieux personnage.
Au-dessus de tous règne Feste, incarné avec aplomb par Stéphane Varupenne. Seul personnage à porter le pantalon, il est celui qui tire les ficelles sans en avoir l’air. Son torse nu le fait appartenir en apparence à ce monde d’hommes concupiscents et dénudés, mais ce n’est qu’un leurre : il montre une certaine supériorité morale, dont il s’amuse et dont il use sans prétention, par plaisir intellectuel et avec une certaine empathie. Un bon vivant à l’œil malicieux et charmeur, qui s’amuse de la fornication ambiante. Varupenne offre ici une composition très subtile.
Et la question du genre ?
En cette époque où la transidentité fait son chemin vers l’acceptation sociale tout en suscitant débats enflammés, on se serait attendu à ce qu’Ostermeier fasse pencher davantage sa mise en scène de ce côté, usant de son regard habituellement si juste sur les questions sociopolitiques. Ici, la question du genre est presque strictement portée par le personnage d’Olivia, dont Ostermeier souligne l’androgynie en choisissant une actrice à la mâchoire carrée, porteuse d’une certaine ambiguïté.
Il y aurait certes eu un territoire intéressant à explorer en insufflant de cette ambiguïté à d’autres personnages. Néanmoins, en accentuant la sexualité de l’ensemble des personnages, Ostermeier raconte un monde qui exacerbe les tensions entre sexe biologique, attrait pour l’identité du genre opposé et conventions sociales conservatrices. Sans compter les nombreuses séquences homoérotiques qui parsèment la mise en scène, de manière frontale entre Sébastien (Julien Frison) et Antonio (Noam Morgenzstern) et de manière souterraine chez les autres personnages.
Ostermeier souligne aussi, en bon féministe de notre époque, la misogynie de certains personnages, en particulier le duc Orsino s’adressant à Viola qu’il croit être Césario. Shakespeare était bel et bien avant-gardiste sur ces questions dans son Angleterre élisabéthaine, et montrait bien le masculin et le féminin des constructions sociales… que ses personnages déjouent peu à peu.
Fi du quatrième mur
Comme dans sa désormais canonique mise en scène de L’Ennemi du peuple, Ostermeier ne résiste pas à briser le quatrième mur à répétition et à tenter différentes formes d’interaction avec la salle. Carnavalesques et festives, ces interruptions de l’intrigue tendent à politiser le spectacle à coups de références à l’actualité française qui semblent ici un brin étrangères. Que vient faire la présidence de Macron dans La Nuit des rois ? Bien peu de choses, avouons-le. Mais la salle croule de rire. Ne boudons pas notre plaisir.
Plus signifiante est la désacralisation de la salle Richelieu de la Comédie-Française qui s’opère peu à peu. Sous la passerelle où circulent les personnages, en particulier les personnages les plus nobles comme le duc Orsino et la comtesse Olivia, le public est certes considéré, mais relégué au rang de populace impuissante devant les fornications joyeuses des classes supérieures.
La Nuit des rois ou Tout ce que vous voulez, vu à la Comédie-Française (Paris) le 19 octobre 2018. De William Shakespeare Traduction : Olivier Cadiot Adaptation et mise en scène : Thomas Ostermeier Scénographie et costumes : Nina Wetzel Lumière : Marie-Christine Soma Musiques originales et direction musicale : Nils Ostendorf Dramaturgie et assistanat à la mise en scène : Elisa Leroy Conseil à la dramaturgie : Christian Longchamp Travail chorégraphique : Glysleïn Lefever Réglage des combats : Jérôme Westholm Collaboration à la scénographie et aux costumes : Charlotte Spichalsky Avec: Denis Podalydès, Laurent Stocker, Stéphane Varupenne, Adeline d’Hermy, Georgia Scalliet, Sébastien Pouderoux, Noam Morgensztern, Anna Cervinka, Christophe Montenez, Julien Frison et Yoann Gasiorowski. Contre-ténor : Paul-Antoine Bénos-Djian et Paul Figuier (en alternance) Théorbe : Clément Latour et Damien Pouvreau (en alternance) Production : Comédie-Française . Avec le mécénat de Grant Thornton.