Salut Lazare Gousseau,
Hier soir, je me suis pris ton Calderón sur la tronche. Pas une petite affaire que cette affaire-là !
De tous les metteurs en scène de ma génération en activité à Bruxelles, tu es sans doute le plus redoutable dialecticien. Alors, après quelques heures d’atermoiements, je me dis que la forme épistolaire constitue peut-être la bonne manière de rendre compte de ton impressionnant spectacle, présenté en ce moment au Rideau. Tu me répondras ?
Mais qu’est-ce que je fous là ?
Et quel sens ça peut bien avoir ?
Monstrueuse, cher Lazare, est ton ambition qui consiste à traduire, adapter, mettre en scène et interpréter cette oeuvre dense, protéiforme, politique-et-poétique of course, d’une complexité dramaturgique stimulante, légère et profonde, métaphysique et pulsionnelle. Une pièce « pour le cerveau et pour le sexe » comme tu le laisses sous-entendre justement dans le dossier de presse, idée très séduisante sur papier mais plus compliquée à mettre en place, ce que tu réalises néanmoins et qui force le respect. Sans douter de tes compétences, cela me paraît miraculeux que tout cela opère si parfaitement. Mais utiliser le terme « miraculeux » quand on parle du travail de deux marxistes comme PPP et toi est presque une insulte : c’est le labeur de ton équipe au sein du champ de force qui est seul responsable de cette réussite. Bravo, donc.
Mais qu’est-ce que je fous là ?
Et quel sens ça peut bien avoir ?
Marie-Rosaura se réveille par trois fois dans trois lits différents. Et par trois fois elle joue naturaliste alors que tout autour d’elle est distancié : l’aménagement de l’espace, le temps qui se distord, le phrasé et le corps de ses partenaires, jusqu’au sexe de sa mère ou de sa soeur ; plus rien n’est fiable ici-bas. Son premier degré porte son vertige dans un environnement distendu, que le grand miroir peine à réfléchir. Cela fait belle lurette en somme que tout et tous autour ne croient plus en rien ou font semblant d’y croire. Rentre dans le rang, Marie-Rosaura, c’est le seul salut possible !
Et voilà que par trois fois PP et toi la réveillez en 1967.
1967 aurait pu être la charnière entre deux mondes – tiens, 2016 aussi.
1967 c’était l’inter-monde potentiel, l’interstice entre les vieilles rengaines et l’imagination au pouvoir, entre un réel trop poussiéreux et le rêve à portée de mains.
Peut-être qu’en 1967, le rêve d’un autre salut possible a paru moins fantasque à quelques-uns (ou qu’ils furent plus nombreux à rêver).
Et voilà que sans appui aucun de ta part, on se surprend à penser Attentats-Nuit-Debout-Tout-Autre-Chose-La-Charnière-C’est-Maintenant et on se dit qu’un PPP pour y voir un peu clair n’aurait pas été inutile. On a rêvé ou c’est bien Hollande et Trump qui font la couverture des journaux ?
Mais qu’est-ce que je fous là ?
Et quel sens ça peut bien avoir ?
Ils ont l’air de bien se marrer, avec leurs boucles d’oreille et leurs talons, avec leur richesse et leur pauvreté, avec leur pouvoir décrépit, toutes ces ménines, ces nains de cour hideux, ces ploutocrates, ces putes et ces fachos. Enfin, pas vraiment tous : le voyageur, le migrant, le Juif – tiens, c’est toi – lui, possède l’air grave de ceux qui savent. Et après lui, le médecin amoureux, le jeune pédé et le curé un peu aussi. Ceux-là comprennent un peu l’inter-monde, l’entre-rêves ; ceux-là s’identifient à Marie-Rosaura pour nous permettre de mieux le faire à notre tour (Calderón, le tien du moins, c’est aussi la démonstration implacable qu’une forme narrative spécifique peut porter une pensée politique dense mieux qu’un récit formaté, que la science narrative raptée par les dramaturgies dominantes n’est pas une fatalité : les chemins de traverse puissants existent).
Et puis Marie-Rosaura sait à son tour. Elle quitte brutalement son premier degré : d’abord en passant par un mutisme-tampon quand, dans l’avant-dernière scène, elle cesse brutalement de se révolter et n’agit pas quand le révolutionnaire est vendu. Ce n’est que pour mieux revenir, centrée, sachante, livrer le récit fulgurant de sa vie au camp SS et le magnifique rêve communiste qui y grandit quand les ouvriers aux foulards rouges viennent la libérer.
Mais, répondent toujours tous les Basilio, déjà en 67 et en 16 encore, « De tous les rêves que tu as faits ou que tu feras, on peut dire qu’ils auraient pu être aussi la réalité. Mais quant à celui des ouvriers, il n’y a pas de doute : c’est un rêve, rien d’autre qu’un rêve. »
Avec savoir et savoir-faire, intelligence et malice, entouré d’acteurs qui font corps social sur trois générations (Jacques Bruckmann, Pedro Cabanas, Paul Camus, Arnaud Chéron, Alizée Larsimont, Jean-Claude Luçon, Marie Luçon, Arthur Marbaix et Eléna Pérez, tous singuliers, tous impeccables), c’est un peu du rêve pasolinien que tu rends réel.
Ton chaudron bouillonne, Lazare, et la boisson brûlante que tu nous fais goûter nous régénère malgré son amertume.
Bravo encore et merci.
antoine.
Calderón Jusqu'au 5 novembre au Rideau de Bruxelles. Avec Jacques Bruckmann, Pedro Cabanas, Paul Camus, Arnaud Chéron, Lazare Gousseau, Alizée Larsimont, Jean-Claude Luçon, Marie Luçon, Arthur Marbaix et Eléna Pérez. Écriture Pier Paolo Pasolini / Mise en scène & Texte français Lazare Gousseau / Dramaturgie Thibault Taconet / Scénographie Didier Payen / Assistante à la scénographie Chloé Jacmotte / Costumes Raffaëlle Bloch / Lumière Ledicia Garcia / Musique et environnement sonoreRaphaël Parseihian / Assistante à la mise en scène Nicole Stankiewicz / Régie son Paola Pisciottano / Régie plateau Stanislas Drouart / Habilleuse Nina Juncker / Direction technique Thomas Vanneste / Chargé de production Jean-Yves Picalausa. Production Rideau de Bruxelles / le bref été - bf15 asbl / Cave Canem asbl. Avec l’aide du Ministère de la Fédération Wallonie-Bruxelles - Service du Théâtre - CAPT. Avec le soutien de la SACD et de Wallonie-Bruxelles Théâtre/Danse.
Le numéro 63 d'Alternatives théâtrales aborde le travail de traduction de Pier Paolo Pasolini par Michèle Fabien.