Réparer un territoire, imaginer de nouveaux récits Comment la question écologique travaille les maisons d’opéra

Tournage du NOX, mis en scène par Kevin Barz pour l’Opéra national de Lorraine ©Jean-Louis Fernandez, 2021
Tournage du NOX, mis en scène par Kevin Barz pour l’Opéra national de Lorraine ©Jean-Louis Fernandez, 2021

En avril dernier, l’Opéra de Lille a obtenu la certification internationale ISO 20121 qui atteste de ses bonnes pratiques en matière de développement durable : parmi ces pratiques certifiées figurent certes les dons de costumes et de décors déclassés, l’utilisation de matériaux réutilisables, le remplacement du parc des projecteurs par des LED, mais aussi l’engagement de la maison en faveur de la diversité et de l’égalité professionnelles, ses actions artistiques et culturelles, sa politique tarifaire ou encore son ancrage territorial. La variété de ces indicateurs est révélatrice du caractère transversal de la réflexion écologique aujourd’hui.

Dans ce qu’il nomme écosophie, le philosophe Félix Guattari distingue trois écologies : environnementale (les rapports de l’être humain à son environnement), sociale (les relations entre les êtres au sein d’une société) et mentale (la production de la subjectivité humaine). C’est dans la continuité de cette pensée globale que nous dresserons un état des lieux de cette question à l’opéra : comment un territoire réel ou symbolique peut-il se reconstituer autour d’une maison d’opéra ? Quels liens peuvent se tisser entre l’institution et ses publics ? La réflexion sur la crise écologique que nous traversons peut-elle produire de nouvelles formes et générer de nouveaux récits ?

Ces questions, nous avons choisi de les poser à trois maisons – l’Opéra national de Lorraine, l’Opéra de Lille, l’Opera Ballet Vlaanderen – et à leurs directeur.trice.s respectif.ive.s – Matthieu Dussouillez, Caroline Sonrier, Jan Vandenhouwe. Bien qu’ayant des histoires et des tailles différentes, ces trois institutions ont en commun une volonté d’ouverture qui transparaît à travers leurs programmations et leurs politiques culturelles. Elles s’inscrivent en faux contre toute conception qui réduirait l’art lyrique à un art exclusivement patrimonial ou muséal. Elles sont tournées vers l’avenir, vers l’expérimentation et les devenirs de l’opéra comme spectacle vivant et forme d’expression contemporaine en réinvention permanente.

Comment un territoire peut-il se reconstituer autour d’un opéra ?

Programmation et territoire

Pour Jan Vandenhouwe qui a pris les rênes de l’institution flamande en 2019, on ne programme pas une saison d’opéra hors-sol. Le geste de programmation résonne sur un territoire : « L’espace dans lequel nous nous situons raconte déjà une histoire à laquelle nous devons réagir. » Sa première saison à la tête de l’Opera Ballet Vlaanderen s’est ouverte par Don Carlos, une œuvre dont l’argument est lié à l’histoire politique des Flandres, et présentait, entre autres, le rare opéra de Schreker Der Schmied von Gent (Le Forgeron de Gand).

Ce lien avec le territoire intéresse également Matthieu Dussouillez. Lorsqu’il a pensé son projet artistique pour l’Opéra national de Lorraine dont il a pris la direction en 2019, il s’est intéressé à l’Art nouveau. Ce mouvement artistique, qui – au début du 20e siècle – a imprimé sa marque à l’architecture nancéienne, est l’une des sources d’inspiration de sa programmation opératique et symphonique. Cette saison s’est ouverte par la création française de Görge le rêveur, un opéra oublié, composé par Zemlinsky dans les années 1900. Il importe de distinguer cette résonance avec le territoire de tout localisme qui comporterait un risque de repli sur soi : « Depuis ses origines, l’opéra est un art européen, précise Matthieu Dussouillez. Il est difficile de l’imaginer sans cette dynamique transnationale. La réflexion autour de la crise écologique doit nous amener à davantage d’ouverture culturelle, à plus de curiosité envers les autres, et non l’inverse. » Ainsi, les trois spectacles cités dépassent le territoire ou le courant artistique qui les inspirent : Der Schmied von Gent confronte la Belgique à son passé colonial, Don Carlos et Görge interrogent, chacun à leur façon, une forme d’idéalisme politique en posant cette question : comment la nouvelle génération peut-elle créer une alternative à l’ancien monde ?

S’ancrer dans une région

S’appuyant sur le réseau des institutions culturelles de la région Hauts-de-France, l’Opéra de Lille coproduit hors-les-murs une programmation de spectacles de danse et de formes proches du théâtre musical. Cette saison étaient notamment prévus une adaptation d’Orphée et Eurydice au Théâtre municipal de Tourcoing, Dark Red d’Anne Teresa De Keersmaeker au Louvre-Lens et OVTR (On Va Tout Rendre) de Gaëlle Bourges au Vivat, Armentières.

En outre, l’Opéra affirme depuis 2015 sa présence à l’échelle régionale à travers Finoreille, un programme d’ateliers de pratique vocale à destination des enfants de 8 à 12 ans, menés chaque semaine dans 19 villes de la région. La saison passée, ces ateliers ont abouti aux Noces, variations, un spectacle joué à l’Opéra de Lille avec 300 enfants issus de la métropole et de la région. Cette adaptation des Noces de Figaro réalisée par le compositeur Arthur Lavandier et la metteuse en scène Maëlle Dequiedt aurait dû être reprise en mars 2021 au théâtre municipal de Denain – une ville du réseau Finoreille – pour une date qui revêtait une portée symbolique : située dans le bassin minier valenciennois, Denain compte parmi les villes les plus pauvres de France. Malheureusement, le Covid en a décidé autrement.

Selon Caroline Sonrier, la certification 20121 récemment obtenue permet d’unifier divers aspects de l’institution – par exemple, la saison in situ et les actions menées sur le territoire – autour d’une même finalité artistique, sociale, économique et environnementale : « Dès que l’on sort de la communication de saison, nous avons du mal à intéresser les médias et le public aux actions que nous menons dans la région. Cette certification nous permet de faire évoluer l’image que le public se fait de l’Opéra de Lille : un opéra, ce n’est pas juste une machine à produire des spectacles. C’est une institution implantée sur un territoire et qui a une responsabilité vis-à-vis de ses habitants. »

Investir la ville

Dès sa deuxième saison à Nancy, Matthieu Dussouillez a mis en place le Nancy Opera Xperience (NOX), un laboratoire de création lyrique, dont l’un des buts est de faire travailler des artistes en étroite connexion avec la ville et le territoire : « Je souhaite créer un lien entre l’Opéra et le lieu où vivent les gens pour qu’ils se sentent concernés par nos créations. » Une réflexion qui n’est pas sans rappeler une idée développée dans Le Spectacle et le vivant, le livre blanc récemment publié par Sophie Lanoote et Nathalie Moine. Dans cette contribution à la transition écologique et sociale, les deux autrices proposent de remplacer le terme passif de « public » par celui « d’habitants », qui met l’accent sur la relation complexe et active qui unit un citoyen au théâtre situé sur son territoire. Cette saison, la première création du NOX – Êtes-vous amoureux ? – avait pour particularité de se baser sur des témoignages de Nancéien.ne.s, recueillis au cours de résidences longues – entre l’été 2019 et l’hiver 2020 – par la réalisatrice sonore Chloé Kobuta et le compositeur Paul Brody : « La réalisation de ce projet, explique Matthieu Dussouillez, a pris la forme de douze courts-métrages mis en scène par Kevin Barz. Le tournage a permis de réinvestir des lieux de la ville et de la métropole : une laverie, un cinéma, une piscine, une brasserie ou la piste du Bowling situé dans le centre commercial des Nations. Des lieux périphériques, désaffectés ou désertés à cause du Covid. » Cet intense mois de tournage était l’occasion de tisser d’autres liens entre l’Opéra et les habitants de la métropole : « Des équipes de médiation étaient dépêchées pour expliquer le projet aux passants dont la curiosité était piquée lorsqu’ils voyaient des équipes de l’Opéra investir leur quartier. » À l’image de ces habitants d’une cité du Haut-du-Lièvre, qui, un après-midi, ont découvert au pied de leur immeuble un piano à queue en flammes pour les besoins de la cause. Pour Matthieu Dussouillez cette présence dans la cité contribue à redessiner un territoire symbolique et partagé : « Par exemple, autour du NOX, l’Opéra a mené un projet chorégraphique avec les détenues de la Maison d’arrêt pour femmes : un tel lieu est souvent perçu comme situé au-delà de l’enceinte de la ville, comme s’il en était exclu. Il était important pour nous de le réinscrire symboliquement dans notre espace commun. »

Avant d’être directeur artistique de l’Opera Ballet Vlaanderen, Jan Vandenhouwe occupait le poste de directeur de la dramaturgie à la Ruhrtriennale. De ces années dans la Ruhr, il a gardé le goût d’investir – par le spectacle vivant – les vastes friches industrielles désaffectées qui font l’identité de ce festival prestigieux : « L’un des défis qui nous attend pour les années à venir est la rénovation de l’Opéra de Gand, l’une des salles de l’Opera Ballet Vlaanderen. La fermeture de la salle entre 2024 et 2028 nous oblige à repenser notre présence dans la ville. Il n’est pas nécessaire de construire une salle éphémère : je préfère travailler avec nos partenaires municipaux pour trouver des lieux que nous pourrions investir, peut-être des espaces industriels auxquels nous pourrions donner une nouvelle fonction en y créant des spectacles. »

Quels liens tisser avec le public ?

La notion de droits culturels

La constitution d’un nouveau territoire passe par un panel d’actions culturelles mises en place par les institutions en direction des publics. Au centre des polémiques actuelles sur la culture et l’écologie, la notion de droits culturels fait souvent l’objet de mésinterprétation par ses détracteurs. En 1993, la déclaration des droits culturels élaborée par le groupe dit « de Fribourg » et co-éditée par l’UNESCO reconnaît le droit fondamental de chaque individu à pouvoir non seulement participer à la vie culturelle mais aussi à exprimer sa propre culture. C’est dans le sillage de cet événement majeur – qui affirme l’égale dignité des individus et des cultures – que se développe la politique des actions culturelles. Il s’agit d’appréhender les relations entre l’institution et ses publics de façon moins verticale et hiérarchique, sous l’angle de l’échange et de la réciprocité. Les institutions ont certes pour mission de transmettre un héritage culturel. Mais cet héritage est lui-même en devenir permanent : il évolue et s’enrichit à travers ces interactions avec les publics.

Les actions culturelles

Près de trente ans après cette déclaration, la notion d’action culturelle continue à se chercher et à se penser au sein de l’institution. À l’Opéra national de Lorraine, Fedoua Bayoudh, qui occupe le poste d’attachée aux actions culturelles, se souvient comment la nouvelle direction a unifié le service qui était jusqu’alors éclaté entre le service pédagogique et les relations avec le public. Elle voit dans cette restructuration une clarification de ses missions : « L’action culturelle n’est ni la pédagogie ni la recherche de publics pour remplir les salles. On peut découvrir l’opéra à tout âge, bien après avoir quitté l’école. Et lorsqu’on crée des liens avec de nouveaux publics, on ne cherche pas un retour sur investissement. » Élise Némoz, responsable du service, explique que les actions envers les scolaires se sont étendues aux étudiant.e.s et aux associations : « La crise sanitaire a également changé la donne : en annulant les représentations, elle a incité les artistes à s’investir dans des actions culturelles qui leur donnaient l’occasion de se produire malgré la fermeture des salles : concerts hors-les-murs devant des publics scolaires ou associatifs, concerts téléphoniques via le dispositif On joue chez vous… »

Partager le sensible

La nature de cette relation qui unit l’institution aux publics fait partie des réflexions fondamentales menées par Caroline Sonrier. Pour elle, il est essentiel de la distinguer d’un rapport pédagogique maître/élève : « Pour présenter un spectacle au public, il peut bien sûr être intéressant de replacer l’œuvre dans son contexte historique de création. Mais j’ai l’impression que l’on doit veiller à ne pas enfermer le spectateur dans ce besoin de connaissances annexes. Il faut parler à l’émotion avant de parler à l’intellect, dire que tout spectacle – qu’il s’agisse de patrimoine ou de création – est accessible à tous par la sensibilité. Plutôt que de communiquer des éléments savants, je préfère travailler l’écoute et le regard. »

Réciprocité des échanges

A Revue, mis en scène par Benjamin Abel Meirhaeghe à l’Opera Ballet Vlaanderen ©Fred Debrock, 2020
A Revue, mis en scène par Benjamin Abel Meirhaeghe à l’Opera Ballet Vlaanderen ©Fred Debrock, 2020

Cette relation de réciprocité qui gouverne les échanges entre l’institution et ses publics est parfaitement illustrée par la programmation d’Opera Ballet Vlaanderen. À son arrivée, Jan Vandenhouwe a mis en place une saison alternative, Vonk (qui signifie « étincelle »), dont il a confié la responsabilité à Lise Thomas. Dans un texte-manifeste, Vonk se présente comme une plateforme dont le but est de mettre en lumière de nouveaux talents, à l’image de la diversité que l’on observe aujourd’hui dans nos villes. Vonk souhaite que ces jeunes artistes apportent inspiration et oxygène à l’institution sur laquelle ils sont invités à exprimer leur regard. Parmi les premiers projets de Vonk, citons Ophelia, qui interroge des adolescentes de 12 à 15 ans sur le thème du premier amour, ou A Revue, un cabaret rétro-futuriste de Benjamin Abel Meirhaeghe, sur une dramaturgie musicale de Katherina Lindekens qui embrasse des répertoires variés de la musique médiévale à la pop. Traditionnellement, les projets participatifs – ou community projects – occupent une case à part dans les programmations. Mais la philosophie ouverte et inclusive de Vonk semble rejaillir sur l’ensemble de la saison de l’Opera Ballet Vlaanderen : ainsi, en 2022, aura lieu la Première mondiale de The Convert, un opéra composé par Wim Henderickx d’après Le Cœur converti (De bekeerlinge) de l’écrivain belge Stefan Hertmans. Ce spectacle – coproduit par l’Opéra de Rouen – mettra en scène des chœurs d’amateur.trice.s issu.e.s des villes d’Anvers et de Gand.

Pluralité des cultures et circulation entre les répertoires

Happy Days à l’Opéra de Lille © Frédéric Iovino
Happy Days à l’Opéra de Lille © Frédéric Iovino

Dès sa réouverture en 2003 par Caroline Sonrier, l’Opéra de Lille s’est inscrit dans une logique d’ouverture culturelle : « L’idée est celle d’un opéra ouvert à une multitude de propositions, parce que nous savons qu’entre les publics et nous, il existe une multitude de chemins. En plus des nombreux événements – portes ouvertes, week-ends Happy Days, ateliers parents-enfants, échauffements du public… – que nous organisons régulièrement, nous avons consacré un volet de notre programmation aux musiques du monde. Je souhaitais convier à l’opéra d’autres cultures que celle dite “savante” et “occidentale”, mais il était important de créer un dialogue entre d’anciennes traditions et le contemporain : il existe une tendance qui consiste à faire entendre des musiques soi-disant traditionnelles, reformatées pour des tournées européennes. Ce qui me dérange dans cette démarche, c’est que ces musiques “traditionnelles” ne correspondent plus à l’expression de ce qui se fait aujourd’hui dans ces pays : on bascule alors dans une vision européano-centrée et colonialiste, où l’on demande à des pays de se conformer à nos propres clichés pour assouvir notre soif d’exotisme. Or les cultures évoluent et les artistes vivent dans leur temps. »

Ainsi a-t-on pu voir dernièrement programmés à Lille Requiem pour L., chorégraphié par Alain Platel, d’après le requiem de Mozart, métissé par le compositeur Fabrizio Cassol de musiques africaine, indienne et de jazz. Cette saison était aussi prévu Mawâl de la terre, inspiré des traditions musicales et poétiques du pourtour méditerranéen, qui réunissait deux artistes tunisiens : le violoniste virtuose Zied Zouari et la chanteuse et compositrice Aida Niati.

In fine, ce refus d’opposer les cultures devrait aussi bénéficier à l’art lyrique en le libérant de quelques clichés. Ainsi, Matthieu Dussouillez refuse l’idée d’un répertoire opératique qui serait réservé aux happy few et que l’on opposerait aux musiques actuelles accessibles à un large public : « À bien y regarder, un large pan du répertoire opératique est déjà populaire et popularisé : ce sont les airs qu’on entend de longue date dans les films ou les publicités ou que les gens fredonnent dans la rue. Et réciproquement, il existe toute une partie de la pop qui peut se révéler pointue. Récemment, nous avons mené un projet d’action culturelle avec des étudiants qui dansaient sur une chanson de Nick Cave. Nick Cave est un musicien génial mais tout le monde n’écoute pas Nick Cave. C’est aussi une musique exigeante qui demande à être découverte et partagée. »

Nouveaux récits et nouvelles formes

Comment les spectacles peuvent-ils s’emparer de la question écologique ?

Par le choix des artistes qu’elles programment, les trois maisons que nous avons interrogées ont en commun une certaine recherche artistique. Lors des dialogues que nous avons menés sur la capacité de l’opéra à s’emparer des questions de société, Caroline Sonrier, Jan Vandenhouwe et Matthieu Dussouillez semblaient se méfier des spectacles qui portent un message frontal et sans équivoque au détriment de leur forme. Dans son essai Contre le théâtre politique, Olivier Neveux fustige ces spectacles à programme qui se bornent à la pâle transcription scénique d’une note d’intention. Caroline Sonrier place le sensible avant tout : « Sur scène, on ne peut pas imposer une représentation de ce que l’on considère être le meilleur des mondes. Cela reviendrait à réintroduire une forme de verticalité dans notre rapport au public à qui l’on délivrerait la bonne parole. Il faut laisser aux spectateurs la possibilité et le désir de réfléchir, ouvrir un espace poétique qu’ils peuvent investir. » On songe à la pensée de Jacques Rancière – pour qui il n’est pas de discours émancipateur sans place laissée à l’auditeur. Dans Le Partage du sensible, le philosophe s’exprime en ces termes : « Les arts ne prêtent aux entreprises de la domination ou de l’émancipation que ce qu’ils peuvent leur prêter, soit simplement ce qu’ils ont de commun avec elles : des positions et des mouvements des corps, des fonctions de la parole, des répartitions du visible et de l’invisible. »

Relire le répertoire au risque du présent

Selon Jan Vandenhouwe, on peut d’abord réagir à ces questions de société par le choix des œuvres que l’on programme. Si la création d’œuvres nouvelles est bien sûr l’un des enjeux fondamentaux de l’opéra, il rappelle que l’on peut aussi interroger notre époque par la relecture des pièces du passé. Cette saison, par exemple, l’Opera Ballet Vlaanderen devait présenter Scènes du Faust de Goethe, oratorio profane de Schumann. Que ce soit dans le texte de Goethe, dans les choix faits par Schumann ou dans le traitement choisi par le metteur en scène et réalisateur allemand Julian Rosefeldt, la question de l’écologie était omniprésente : « Faust incarne les errances de l’homme moderne et les conséquences de ses actes sur la nature. Pour Goethe, il représente le progrès dérégulé, l’homme autodestructeur qui retourne sa propre ambition contre lui-même. Excès du capitalisme, de l’industrialisation… Tout est déjà dans la pièce de Goethe. » Dans la première partie, Julian Rosefeldt filmait la Terre depuis l’espace avant d’opérer un long zoom qui la laissait apparaître dégradée par l’activité humaine…

La scène comme utopie

La fin de Faust par Julian Rosefeldt se voulait plus optimiste en tentant de représenter sur scène une forme d’utopie : « Il est important que le théâtre ne se borne pas à constater que le monde va mal, explique Jan Vandenhouwe. Puisqu’il est question de politique, je crois que le théâtre a son rôle à jouer dans la fabrique des imaginaires. Par exemple, même si nous n’arrivons pas encore à attirer dans nos salles un public à l’image de la diversité que nous observons dans nos villes, cette inclusivité, cette diversité, cet idéal vers lequel nous tendons, nous pouvons, nous devons les montrer sur scène. Il est important de montrer sur scène que le monde pourrait être différent. »

Porter de nouveaux récits par la création

Au-delà de la relecture des œuvres du répertoire, la création reste un moyen privilégié pour l’opéra de s’emparer des questions qui travaillent notre société. L’Opéra de Lille, l’Opéra national de Lorraine et l’Opera Ballet Vlaanderen ont en commun de coproduire la création de Like flesh, qui associe l’autrice anglaise Cordelia Lynn, la compositrice israélienne Sivan Eldar et la metteuse en scène italienne Silvia Costa. La Première de cet opéra, qui vient de remporter le prix Fedora, aura lieu à Lille en janvier 2022 : « Il s’agit d’une histoire inspirée des Métamorphoses d’Ovide, explique Caroline Sonrier. Il est question d’une femme prisonnière d’un mariage malheureux, qui pleure dans une forêt jusqu’à devenir arbre… Le livret est conçu comme une suite de scènes brèves qui adoptent les points de vue de trois personnages : la femme, une étudiante et un bûcheron. Il interroge notre rapport à la nature et la manière que nous avons de nous inscrire dans notre environnement. »

L’écologie dans la forme

Così fan tutte, mis en scène par Anne Teresa De Keersmaeker au Palais Garnier ©Anne Van Aerschot, 2017
Così fan tutte, mis en scène par Anne Teresa De Keersmaeker au Palais Garnier ©Anne Van Aerschot, 2017

Mais au-delà du thème, l’idée écologique peut être portée par la forme même d’un spectacle : Jan Vandenhouwe évoque Così fan tutte, mis en scène par Anne Teresa de Keersmaeker sur lequel il a lui-même travaillé comme dramaturge. Créé au Palais Garnier en 2017, le spectacle devait être repris pour sa première saison à l’Opera Ballet Vlaanderen : « Je trouve que, dans les spectacles récents d’Anne Teresa, la relation de l’être à son environnement est centrale. Cette préoccupation se reflète dans ces grands espaces vides, qui semblent nous dire que nous sommes de passage. Elle invite le public à changer son regard sur le monde : son “Così” est plus politique que n’importe quel spectacle où l’on fait défiler le chœur avec des slogans sur des pancartes. » Assurément Jan Vandenhouwe partage avec Roland Barthes l’idée selon laquelle la fonction d’un directeur d’opéra n’est pas de rendre sous forme de costumes et de décors fastueux l’argent qu’il reçoit : « J’imagine que nos goûts esthétiques disent aussi quelque chose de notre vision de la société : je n’aime pas les décors décoratifs, encombrants, lourds. Je crois qu’un décor peut aussi être un espace de réflexion. »

La crise écologique peut-elle générer de nouvelles formes ?

Image du film Chutes, de César Vayssié pour l’Opéra national de Lorraine, 2020
Image du film Chutes, de César Vayssié pour l’Opéra national de Lorraine, 2020

En faisant voler en éclat notre quotidien, la crise sanitaire a incité artistes et programmateurs à imaginer des formes nouvelles pour continuer à créer. Ainsi, face à l’impossibilité de jouer des spectacles lors du premier confinement, l’Opéra national de Lorraine a réagi en commandant une série de courts-métrages à des artistes issus du théâtre, du cinéma, des arts plastiques ou encore de la bande-dessinée. Ces films ont été rassemblés en ligne sous le titre significatif de Continuer : « Le cahier des charges était simple : choisir un extrait d’opéra et s’exprimer au moyen de l’image. » Parmi ces 12 créations originales, souvent très personnelles – qui ont réuni des artistes comme Silvia Costa, Jeanne Desoubeaux, Caroline Guiela Nguyen, David Marton, Tiphaine Raffier, Mikaël Serre, Pauline de Tarragon – citons le très beau Chutes de César Vayssié. Le réalisateur fait feu de la sobriété de moyens imposée par le confinement en exploitant le principe du recyclage. Sur l’air de « Casta diva », il tricote un film fragile en utilisant uniquement des chutes de ses anciens projets et captations de performances : « Au fond, poursuit Matthieu Dussouillez, c’est comme si nous revenions à l’essence même de l’opéra que l’on pourrait formuler ainsi : Quel est votre rapport à la musique ? Que vous inspire-t-elle ? »


Simon Hatab est dramaturge au théâtre et à l’opéra.

Fedoua Bayoudh est attachée à l’action culturelle à l’Opéra national de Lorraine.

Matthieu Dussouillez est directeur général de l’Opéra national de Lorraine.

Élise Némoz est responsable éducation artistique et culturelle à l’Opéra national de Lorraine.

Caroline Sonrier est directrice de l’Opéra de Lille.

Lise Thomas est responsable de la programmation Vonk à l’Opera Ballet Vlaanderen.

Jan Vandenhouwe est directeur artistique de l’Oper a Ballet Vlaanderen.

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