C’est une histoire d’amour, toute simple. Donc compliquée. Entre deux personnages que tout sépare.
Elle, Laura (Aurélia Guillet), « travaille au musée » (c’est la seule chose qu’elle peut répondre lorsqu’on lui demande ce qu’est sa vie : « je travaille au musée »), et est tiraillée entre besoin d’amour — le besoin de « [s]e donner », de s’engager — et désillusion de le trouver, parce qu’elle en attend trop sans doute, parce qu’elle voudrait trop maîtriser ce qui échappe et parce que, minée par la peur — peur de l’autre pourtant désiré mais qui dépossèderait, qui ne verrait en elle que ce qu’il projetterait sur elle ; peur de soi, absence de confiance et même honte de soi, son aspiration infinie s’échouant sur le sentiment de l’impossible : « ça va pas marcher, ça ne peut pas marcher », « on n’a rien en commun », « on ne va pas du tout ensemble », ne cessera-t-elle de répéter. Lui, « Eric Simonovitch, fils d’immigré » (Philippe Smith), un peu lunaire, joueur, doux et impulsif à la fois, « un petit con qui a juste envie de vivre » comme il se définit lui-même à un moment, vit de petits boulots, erre dans la ville, parfois revêtu d’une excentrique veste de cow-boy (la « veste à pas penser ») : c’est « l’enthousiaste », comme il est surnommé au début du spectacle, mais passe son temps à dire qu’on se met des masques et qu’il faudrait « être soi-même ».
Entre les deux, la rencontre est forcément improbable : « Je me croyais anormale, mais toi t’es vraiment un drôle de type », lui dira-t-elle : matériau pour ce qui est bien une comédie, très librement inspirée de celle de Cassavetes, Minnie et Moskovitz, le seul film qu’il ait réalisé pour un grand studio et qui réunissait, dans un autre couple improbable, Gena Rowlands et Seymour Cassel. Le spectacle emprunte d’ailleurs certains aspects de l’univers cassavetien (l’amour comme sujet essentiel d’exploration de l’humain, les êtres envahis par les love streams mais y résistant également, les variations entre fébrilité et débordement des sentiments et l’humour, la tendresse et l’attention du regard), et, plus largement, il emprunte aussi, mais en les théâtralisant, au langage cinématographique : fondus, présence musicale, ou encore split-screens.
Ces split-screens naviguent entre les deux espaces qui voisinent sur la scène : celui à « lui », chambre en désordre aux murs tagués, où les soirées au whisky frelaté peuvent se prolonger et les amantes de passage venir pour la nuit ; celui à elle, plus bourgeois et froidement cosy, mais aussi studio de solitude et d’attente, où les rêves et les cauchemars ne manquent de se déployer parfois. Au centre, outre un cyclo-écran où peuvent venir se déposer des projections comme des séquences de rêves, un cabaret : cabaret bizarre, cabaret de seconde zone baigné d’étrangeté. Il l’y emmènera ; c’est là qu’il a rencontré un chanteur étrange aux ailes d’ange — l’Ange du bizarre (Miglen Mirtchev) : poète sincère mais que le désabusement porte au cynisme et à la provocation, c’est un des deux personnages qui (outre le guitariste au plateau) constituent autour du couple comme un chœur ; l’autre c’est Florence (Anne Cantineau), l’amie de Laura, sourire discret et empathie, douceur simple et évidence. Tous deux accompagnent les deux héros, veillent sur eux, témoins à la fois attentifs et amusés. Et chantent, par exemple sur le grand escalier de la scène du cabaret qui occupe le centre du plateau.
Car cette comédie — même si comédie fougueuse, comédie traversée des déchirures et aspirations des êtres — est aussi une sorte de comédie musicale — Cassavetes lui-même ne rêvait-il pas de faire une comédie musicale à partir de Crime et Châtiment ? Traversée des chansons de l’Ange du bizarre dans son cabaret qui l’est tout autant, chansons de Florence — ce que Laura offrira à Eric à la fin du spectacle, ce sera aussi une chanson, Into my arms de Nick Cave. Oui, on pourrait dire que Quelque chose de possible est comme une comédie musicale « cavienne », oscillant, comme le répertoire du chanteur australien, entre intensité viscérale et douceur, lyrisme et étrangeté. Cette dimension musicale est présente sur l’ensemble du spectacle, entre sa belle et prégnante bande-son et les interventions du guitariste Jérôme Castel, qui accompagne lui aussi le cheminement erratique du couple en en exacerbant et en en portant, dans les intensités sonores et les variations rythmiques, les montées et les retombées, comme il porte également les pensées et rêveries intérieures des personnages. Leurs monologues intérieurs, serait-on tenté de dire, Aurélia Guillet se nourrissant (en se la réappropriant) dans sa direction d’acteurs du travail de Krystian Lupa, et les quatre personnages semblant portés par de tels rythmes intérieurs, tout comme les scènes sont marquées de l’énergie de la liberté d’improvisation. Cette rythmicité musicale, intérieure et organique, est une caractéristique essentielle du spectacle, circulant entre diverses intensités, comme la narration et les personnages se cherchent et se rejettent entre douceur et nervosité, montées impulsives et retombées, amour avoué et rétractions brutales, rires échappés et angoisses, voire petites chorégraphies d’affrontement, d’apprivoisement et de libération — comme branché sur courant alternatif.
Ce jeu organique de variations rythmiques et d’intensités accompagne la variété de registres de cette « écriture de plateau polyphonique », entre lyrisme et humour, déchirures et comédie, intériorité et chansons — les variations de l’amour dans sa plus simple et bâtarde humanité. « La seule chose qui m’intéresse, c’est l’amour », « la philosophie, c’est savoir comment aimer et où placer cet amour », écrivait Cassavetes (cité dans le spectacle). C’est bien d’un éloge de l’amour dont il s’agit — mais, fidèle à l’esprit de Cassavetes, pas dans l’image idéale du cinéma hollywoodien : l’amour comme tout simple et tout compliqué à la fois, éloge de la confiance (en soi, en l’autre) et de l’engagement, du difficile mais libératoire dépassement des peurs ; éloge de l’amour dans son humaine maladresse, également, qu’il s’agit d’accepter et d’apprivoiser, comme la vie — jusqu’à la poignante vidéo finale (Flore Guillet), sur une musique de That Summer (Chapel 16), dont les images semblent fondre les temps dans une indistinction entre passé et futur (un passé du futur ? un futur du passé ? le cours du temps, de la vie, dans lequel nous sommes tous pris) pour ouvrir les héros à la vie, avec ses joies et ses deuils, son cours poursuivi et assumé.
Et de penser, inévitablement, surtout en ces temps, que cette histoire d’amour peut valoir comme une métaphore et une douce exhortation bien plus large. Aurélia Guillet parlait à propos de son projet d’« une comédie pour dépasser les constats d’impuissance toujours renouvelés de notre temps ». Passer du sentiment de l’impossible à « Quelque chose de possible ».
Quelque chose de possible Mise en scène, écriture et scénographie : Aurélia Guillet Ecriture : David Sanson Avec Anne Cantineau, Miglen Mirtchev, Aurélia Guillet, Philippe Smith et Jérôme Castel (musicien au plateau) Lumières et régie générale : César Godefroy Collaboration artistique : Emanuela Pace Son : Jérôme Castel et David Sanson Vidéo : Flore Guillet Régie son : Eric Sesniac Administration et diffusion : En votre compagnie Remerciements : Delphine Léonard, Giuseppe Molino, Etienne Bonhomme, Madeleine Rumeau-Morgan, Nihil Bordure Coproduction Image et ½, NEST-Nord ESt Théâtre Centre Dramatique National de Thionville-Lorraine, Centre Dramatique National Besançon Franche-Comté, la Comédie de Reims–CDN, avec le soutien de la Fonderie-Le Mans, La Ferme du Buisson–Scène nationale de Marne-la-Vallée, la Chartreuse–Centre national des écritures du spectacle - Villeneuve lez Avignon, Studio-Théâtre de Vitry et le JTN, avec l’aide à la production dramatique 2016 de la DRAC Ile de France. Créé le 9 mars 2016 au NEST. Actuellement à la Comédie de Reims (27-30 avril)