En créant un diptyque autour de deux oeuvres de Copi qu’il nomme 40 degrés sous zéro, d’après une réplique d’une des deux pièces, Louis Arène utilise le masque afin de révéler l’organicité des corps qui, comme souvent chez l’auteur argentin, dynamite les codes bourgeois et théâtraux de la bien-pensance biologique et sexuelle. Le queer chez Copi et l’outil du masque chez Louis Arène sont ici les armes de résistance ultime face à une société rigidement hétéropatriarcale qui investit et contrôle les corps. Ceux des personnages ici, pour la plupart transsexuels ou travestis, se heurtent à un monde extérieur hostile et menaçant, dans le froid de la Sibérie (« L’Homosexuel ou la difficulté de s’exprimer ») et de l’Alaska (« Les Quatre Jumelles »). Et les nombreuses couches de manteaux qu’ils portent sur scène deviennent la métonymie des masques qu’un corps social peut revêtir, et lorsqu’ils tombent ils sont prêts à nous révéler le corps dans ce qu’il a de plus primaire et d’organique. Ce sont aux personnages de « L’Homosexuel ou la difficulté de s’exprimer », la première pièce du diptyque, que j’aimerais m’intéresser ici, au croisement avec le travail du masque proposé ici.
Louis Arène m’explique que « [l]e masque permet tous les changements d’âge, de sexe, de conditions, met l’artifice au premier plan et, paradoxalement, renforce la sincérité. (…) Le travail était plutôt axé sur ce qu’il enlève au visage de l’acteur plutôt que ce qu’il propose de nouveau. C’est un travail d’effacement, cela rend le jeu plus poreux, plus subtil[1] ». En enlevant la singularité du visage de l’acteur, il force notre regard à porter attention à son corps, ses mouvements, sa démarche, ses vêtements. Porter l’attention sur le corps est une démarche qui a toujours accompagné le projet, avec des séances de yoga et d’entraînements physiques débutant chaque répétition et représentation pour toute l’équipe. Le masque est non pas l’artifice différentiel, explicatif et symbolique du personnage (puisque tous les comédien.ne.s portent le même masque couleur chair, un type de « casque » qui englobe le visage par le crâne), mais la dissimulation et l’effacement de l’identification de l’acteur au profit de son corps organique, devenu « poreux ». La polarité de l’organicité contre l’intellect, de la sincérité contre l’artifice, apparaît alors. « Je travaille avec un dramaturge, Copi, [il] ne faut pas trop analyser, pas de raisonnements psychologiques. Il travaille sur la vacuité. C’est politique, c’est se reconnecter à une joie primaire, primale. C’est une matière très organique, et il ne faut pas la ressortir intellectuellement » continue-t-il. Le regard intellectuel porté sur le corps organique semble l’éloigner de lui-même, dans un rapport de force psychologique donc. C’est une des grandes thématiques de l’oeuvre de Copi d’ailleurs, et l’outil du masque « permet de travailler les oppositions très fortes, comme l’angoisse et le comique, le sacré et le profane. Chez Copi, le débile côtoie l’angoisse » précise-t-il. Le fait du masque est ici intéressant, puisqu’il permet l’assertion suivante : réduire volontairement l’accès du regard au visage de l’acteur.ice révèle comment ce dernier contient de manière inhérente le processus de psychologisation et d’intellectualisation des identités, et donc in extenso, des corps biologiques[2].
La pièce s’ouvre sur la révélation de la grossesse d’Irina et les nombreuses questions de sa mère pour connaître qui est le père (selon Irina, c’est d’ailleurs elle, sa mère, qui serait le père parce qu’elles ont « baisé » il y a 3 mois dans un train), avant l’avortement/fausse couche sur la table de la cuisine. Grâce à une mécanique gestuelle et corporelle précise et travaillée, les corps parlent tout autant que les mots chez Louis Arène, mettant en valeur le regard qu’on y pose. Ainsi, lorsqu’Irina et sa mère regardent le foetus mort sur la table pendant quelques instants, puis qu’elles relèvent la tête simultanément, dans la même énergie et presque dans le même geste, pour se regarder longuement, nous comprenons aussitôt ce qui les animent : un mélange d’étonnement et d’interdit. C’est dans le dynamisme du mouvement de leur corps en association avec le contexte dans lequel ils se situent, que ces informations peuvent être déchiffrables par celui.celle qui les regarde. Mais comme le contexte d’une situation est créé et provoqué par les corps présents, ceux-ci deviennent même la surface sur laquelle s’inscrit à la fois l’émotion, le sentiment, et la situation, ainsi que la surface matérielle de l’empathie qui lie deux corps entre eux (entre Irina et sa mère, mais également entre les personnages et le public). Les réactions du public regardant le corps d’Irina « chier l’enfant » comme elle le dit, faites de rires un peu dégoûtés, montrent le rapport de force qui investit le regard lors de cette empathie. Ici, l’image de l’enfant mort-né d’un inceste probable qui se « crache » à la figure du « père/mère[3] » possède en elle la force de l’indicible des corps soumis à leurs fonctionnalités reproductrices, et dont tout corps est issu. Copi met à distance toute notion de sexualité reproductrice des individus engendrant d’autres individus (avec tous les tabous et prohibitions que cela implique), pour ne garder que des corps engendrant d’autres corps. Et par la vision du foetus mort gisant flasquement sur la table sous le regard des deux parents, le tout sous le regard mi amusé mi dégoûté du public, et qui finira non seulement à la poubelle, mais ensuite dans l’estomac du chien, c’est tout le corps qui revêt ici une double dimension biologique, du fluide vivant au déchet organique, pouvant même être ré-ingéré par un autre corps. Copi et Louis Arène nous rappellent qu’avant d’être « reconnus » en tant que sujets au sein du monde social, nous sommes avant tout des fluides soumis aux regards et aux corps des autres. « Il y a une telle folie, une telle désexualisation tellement les personnages ont changé de sexe… Irina est comme une coquille vide, impossible de l’accrocher à un genre, ça se jouait ailleurs » précise le metteur en scène.
Arrive ensuite Mme Garbo, la professeure de piano qui donne
les leçons auxquelles Irina ne se présente plus, préférant passer son temps « dans
les steppes infestées de loups, par 40 degrés sous zéro, (…) à se faire sauter
dans les toilettes de la gare par tous les cosaques » écrit Copi. Tout au long
de cette scène qui constitue le véritable corps du spectacle, de multiples
relations animent les personnages et leurs corps entre eux, entre amour et
haine, bourgeoisie et prolétariat. Il s’agirait même finalement de l’enfant de
Mme Garbo, elle aussi transsexuelle opérée à Casablanca. Pour avoir ensuite
avorté, son père, pour la punir, lui a regreffé un sexe d’homme. La plasticité des
corps et des sexes est à son comble, et le sexe biologique de naissance de
chaque personnage est difficile à cerner. « Je n’ai pas voulu ‘travailler’ le queer nécessairement en montant cette pièce,
ce n’était pas la motivation première, mais le terme queer nous a rattrapé, le travail sur le
mystère, les figures monstrueuses. Copi bouscule l’hétéropatriarcat, c’est là où
ça rejoint la politique. [Mais] le queer est une pensée, on peut être hétéro et queer » continue Louis Arène. Judith
Butler explique que « [p]our
Foucault tout comme pour Nietzsche, on peut dire que les valeurs culturelles résultent
d’une inscription sur le corps, entendu au sens de simple véhicule, voire de
page blanche ; pour que cette inscription ait un sens, il faut toutefois que ce
moyen soit lui-même détruit – c’est-à-dire transvalué [révisé radicalement,
ndlr] de part en part en un domaine sublimé de valeurs[4] ». La destruction sacrificielle du corps au profit d’une
inscription des signifiants et des valeurs culturelles est ce que montre Copi,
lorsqu’il brouille les pistes des identités de genre, de sexe et de filiation,
en les réinscrivant sur les corps selon des lois qui échappent à l’entendement
biologique, corporel et sociétal. Et selon lui, ces inscriptions culturelles
tendent à dramatiquement bouleverser la « stabilité[5] » de la mécanique du corps bio-organique. En réinscrivant
ce mécanisme de la « page blanche » dans notre regard, il nous montre
le pouvoir performatif de notre regard sur le corps, de l’autre comme du nôtre,
regard dans lequel s’inscrit la signification de ces valeurs. C’est par la réaction
du corps regardant (ici le.la spectateur.ice) sur le corps regardé (le.la comédien.ne)
que l’inscription se construit, se fige et se perpétue. De plus, Louis Arène choisit également de ne
pas donner le corps de ses comédien.ne.s à voir entièrement nu, mais sous des
sous-vêtements couleur chair (brassières et slips), qui deviennent également le
support des prothèses de hanches ou de seins qui modifie et « genre »
leur silhouette. Et lorsqu’ils.elles sont « nu.e.s », nous apercevons
des parties de leur corps « civil », comme le bas-ventre, la protubérance
des sexes masculins, les torses sur lesquels deux petites prothèses de seins
sont collées aux brassières. Nous pouvons également voir qu’ils.elles portent
des genouillères et des coudières couleur chair, montrant à la fois par son
artifice théâtral, la mécanique du corps à l’oeuvre, ses rouages et points de
mobilités, tout comme ses points physiques de contact d’où une potentielle
souffrance peut advenir du choc de la rencontre de ce membre avec le sol
lorsque les corps se débattent et s’agitent sur scène. Louis Arène conclut
alors sur ces mots : « Il faut être au clair que c’est du faux, et c’est là
que l’acte théâtral apparaît. On affirme le théâtre. ‘Regardez, on est
ensemble, c’est un faux zizi, etc…’. La convention que c’est du faux, c’est
pour ça que je fais ce métier. Car paradoxalement, ça acte des émotions
uniques, ça se rapporte au réel. Il faut avoir le souci du spectateur, être à égalité,
‘on joue ensemble’, on recherche la communion ».
[1] Entretien avec Louis Arène mené le 24 avril 2020.
[2] Écrit pendant la pandémie de Covid-19 qui a frappé une très large partie du monde, et pendant laquelle le port du masque couvrant la partie basse du visage, à l’inverse, était recommandé voire obligatoire, il est intéressant de noter ici comment cela affecte nos rapports sociaux de base : le sourire, la mouvance du visage, la distanciation. Paradoxalement à cette réflexion, il a mis en valeur le regard, seul « reste » du visage disponible à la vue lors d’un échange entre deux ou plusieurs individus.
[3] La pièce fourmille de trucage et artifices théâtraux cartoonesque, participant à cette importante lecture visuelle de la pièce. Ici, il s’agit d’un jet rougeâtre et visqueux qui jaillit de l’entrejambe d’Irina sur le visage de La mère lors de l’accouchement/fausse couche.
[4] BUTLER, Judith, Trouble dans le genre – Le féminisme et la subversion de l’identité, [trad. de Cynthia Kraus], Paris, La Découverte/Poche, 2005 [1990], p.250.
[5] Ibidem.