L’Intruse

« L’Intruse » de Maurice Maeterlinck, mis en scène par Emmanuel Texeraud

Gaëtan Lejeune, Philippe Grand'Henry et Jean Debefve dans "L'Intruse" de Maurice Maeterlinck, mise en scène Emmanuel Texeraud. Photo © Serge Gutwirth.

Monter une pièce de Maurice Maeterlinck constitue toujours un défi dramaturgique. Comment la réforme théâtrale « symboliste » qu’il entreprend à la fin du 19e siècle, inspirée entres autres par la théorie de la surmarionnette de Kleist, se décline-t-elle au début du 21e ? On se rappelle la proposition géniale de Denis Marleau avec Les Aveugles en 2002¹, « fantasmagorie technologique » projetant le visage des acteurs sur le moulage de leurs traits, suspendus dans l’espace, ou plus récemment, en 2014, l’émouvante version japonaise d’Intérieur par Claude Régy, toute en lenteur et recueillement…

Aussi étais-je bien curieuse de découvrir cette Intruse, pièce de jeunesse de Maeterlinck publiée la même année que Les Aveugles (en 1890) mais rarement montée… D’autant plus intriguée que je ne connaissais pas du tout le metteur en scène Emmanuel Texeraud, acteur confirmé dont c’était la deuxième création, après Mauser de Heiner Müller, qu’il avait présenté au Théâtre de la Vie en 2009.

Cette Intruse résulte d’une recherche menée depuis 2012 au sein d’une jeune compagnie bruxelloise nommée Fitzcarraldo, elle s’est développée lors de résidences dans divers lieux théâtraux et a été réalisée sans aucune subvention (!), mais avec une solide équipe d’acteurs et de créateurs pour le son, la lumière, la scénographie et les costumes. Nous étions conviés à en découvrir la première ce 28 janvier 2016 dans un espace insolite, la vaste salle de la fabrique artistique Carthago delenda est, quelque part du côté de la Gare de l’Ouest.

La mort des humains et la vie des abeilles
À la suite d’un accouchement difficile, alors qu’une famille réunie dans un salon espère le réveil de la mère et le premier cri du nouveau-né, la Mort, invisible, s’introduit dans la maison. Malgré les avertissements de l’aïeul aveugle – qui seul pressent une présence et que nul ne veut entendre – la fatale Intruse s’approche…
Telle est l’intrigue de ce petit drame en un acte, à la fois intemporel et universel par son sujet et en même temps situé  « dans les temps modernes », comme l’indique la première didascalie du texte. Le Père et l’Oncle sont en effet des bourgeois rationalistes et pragmatiques de la modernité (le 20e siècle se profile… entre autres dans les costumes signés Charlyne Misplon), qui refusent d’accorder du crédit à l’intuition angoissée de l’Aïeul face à l’énigme de la vie et de la mort, énigme à laquelle la Fille est réceptive, du fait de sa jeunesse. Le conflit de générations est perceptible dans cette famille sur le déclin, gagnée par l’effroi métaphysique…

Quand on pénètre dans la salle de spectacle, l’atmosphère embrumée nous plonge déjà dans les ténèbres du drame. Mais ce n’est pas par lui qu’on commence. Si le lieu est enfumé, c’est à cause d’une ruche, placée au centre d’une petite avant-scène, une ruche (faussement) bourdonnante que regardent deux figures assises de profil sur un banc – dont l’une est en tenue d’apiculteur, tenant un enfumoir pour abeilles. La fumée prend déjà un tout autre sens… Et c’est par un extrait de La Vie des abeilles, délicat essai du Maeterlinck naturaliste, que s’ouvre le spectacle : une femme enceinte – qui se révélera être l’accouchée dont il est question dans L’Intruse –  rend hommage à « l’esprit de la ruche » – puissance vitale de cette communauté de butineuses qu’on sait aujourd’hui menacées d’extinction.

Ainsi, quand s’éclaire la scène où va se nouer l’intrigue, nous la voyons à travers un long cadre rectangulaire, qui figure pour le metteur en scène la piste d’envol des abeilles… Nous observons donc les personnages comme s’ils étaient des insectes en voie de disparition dans un vivarium. Car pour Emmanuel Texeraud,  l’actualité de L’Intruse est de réinterroger notre monde contemporain aveuglé par sa fin, hanté par la catastrophe de sa propre extinction et déniant dans le même temps son vieillissement, fantasmant un homme « augmenté » qui repousserait la mort.

Jean Debefve et Murielle Texier dans "L'Intruse" de Maurice Maeterlinck, mise en scène Emmanuel Texeraud. Photo © Serge Gutwirth.
Jean Debefve et Murielle Texier dans « L’Intruse » de Maurice Maeterlinck, mise en scène Emmanuel Texeraud. Photo © Serge Gutwirth.

Huis clos métaphysique et sensoriel
« Il faudrait pouvoir mystérieusement exprimer l’état lamentable de cette famille, flottant là – assise à table – comme sur un misérable radeau au milieu de l’infini, de l’épouvantable et de l’incompréhensible… » écrit Maeterlinck dans ses notes sur L’Intruse.

C’est tout à fait cela qu’évoque la proposition scénique. La grande salle de Carthago est magnifiquement exploitée par le scénographe Didier Payen qui la divise en deux espaces : cette petite avant-scène – le lieu du prologue mais aussi l’extérieur du huis clos de L’Intruse – un extérieur dont le public fait partie, d’où il regarde (par cette fenêtre au format cinémascope) cette « autre scène » (qui est aussi celle du rêve, de l’inconscient), où se déroule le drame familial oppressant, qui a l’air de se jouer très loin et de « flotter » dans le vide, comme l’écrit l’auteur, mais qui est cependant parfaitement visible et audible, tant le son (de Noam Rzewski) et la lumière (de Caspar Langhoff) sont travaillés pour nous rendre perceptible la situation qui se joue dans ce salon perdu au cœur de l’infini, avec une table basse et cinq sièges – celui qui nous tourne le dos restant significativement vide.

Ce travail d’orfèvre aiguise nos perceptions et les trouble, en nous rendant proche ce qui est éloigné… Bruissements de ruche, souffles de vent, glas de l’horloge, fanals au sol comme de vacillants repères dans les ténèbres, halo du petit salon où les personnages se retrouvent comme des papillons de nuit attirés par la lumière qui menace de s’éteindre… La  fumée participe à l’égarement et au vertige, grâce aux éclairages qui la sculptent, la traversent, déployant des brumes, des paysages crépusculaires, des spectres… L’accent est mis aussi sur le hors-scène qui domine le drame : la mère mourante dans une chambre, le bébé silencieux dans une autre chambre, la sœur qu’on attend, une présence dans le jardin, la lune et la nuit étoilée…

Dans cette atmosphère de thriller et d’attente, les acteurs évoluent en incarnant leurs personnages de manière réaliste mais avec des suspens de la parole ou du geste, des errances, des immobilités et des disparitions qui déréalisent leur présence. Tout cela joué avec aisance, précision, et grande écoute entre les partenaires…

Seule option discutable, bien qu’elle relève du genre du théâtre d’épouvante dont se réclame la mise en scène : l’apparition sanglante de la mère qui réduit la terreur métaphysique de l’invisible de la mort à un effet très visible… mais la servante qui vient nettoyer les traces – en écho aux servantes nettoyant le seuil dans Pelléas et Mélisande – opère une pertinente transition entre la nuit fatale et le jour familier où l’on retrouve les personnages de L’Intruse en train d’écouter l’enfant qui – bien que « marquée » par le drame (ce qu’évoque avec justesse le choix de l’actrice interprétant le rôle) – a survécu, a grandi, et rayonne en racontant un autre extrait de La Vie des abeilles en guise d’épilogue.

Quelle belle idée d’avoir enchâssé ainsi cette pièce sur la Mort humaine entre deux fragments de cette Vie animale ! « Deux écrits contraires » comme le dit Emmanuel Texeraud, mais tous deux sous-tendus par la volonté de « faire sentir le mystère de l’univers ». Et à la fin de ce sombre spectacle, c’est la joie qui est au rendez-vous, la joie d’avoir éprouvé ce mystère, non sans inquiétude (car l’Aïeul reste seul sur scène, à la fin, égaré) mais chargé d’un souffle vital, au-delà de la fragilité de l’existence et de la quête de sens…

« Car j’ai soif maintenant de la vie » écrivait Maeterlinck à Émile Verhaeren après la rédaction de L’Intruse. Nous aussi, grâce à l’intelligence, la subtilité, la beauté et la maturité du spectacle qu’en ont donné Emmanuel Texeraud et son équipe.

 

L'Intruse de Maurice Maeterlinck, mise en scène par Emmanuel Texeraud.
Avec Jean Debefve, Angélique De Lannoy, Astrid De Toffol, Philippe Grand'Henry, Gaétan Lejeune, Aline Mahaux, Murielle Texier. Scénographie : Didier Payen. 
Création lumière : Caspar Langhoff. 
Habillage sonore : Noam Rzewski. 
Costumes : Charlyne Misplon. 
Logistique & regard : François Maquet. 
Assistanat à la mise en scène : Astrid De Toffol.
Production Cie Fitzcarraldo
Avec l’aide de Carthago et cave canem asbl
couv 73-74
1. Le numéro 73-74 d'Alternatives théâtrales (juillet 2002) est consacré à Maurice Maeterlinck et à Denis Marleau (numéro épuisé, disponible en PDF).

Auteur/autrice : Isabelle Dumont

Actrice, créatrice de spectacles, membre du comité de rédaction d'Alternatives théâtrales

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