Durant près de trois mois, de janvier à mars 2017, j’ai eu l’occasion d’accompagner la metteuse en scène Dominique Roodthooft dans un atelier mené avec 8 étudiant.e.s en théâtre à l’Ecole supérieure des arts ARTS2 à Mons. Si je souhaite rendre compte de cette expérience, c’est parce qu’elle s’est révélée assez inédite pour les étudiant.e.s, par les contenus et les formes qu’elle mobilisait, soulevant des questions tant à l’égard du théâtre et du métier d’acteur.trice qu’à l’égard du rôle de l’artiste dans la société.
L’atelier était inspiré du projet Thinker’s Corner conçu par Dominique en 2016, où « de jeunes acteurs, munis d’oreillettes et d’un micro, relaient dans l’espace public la parole de penseurs et intellectuels de la société civile, citoyens du monde, poètes, artistes d’aujourd’hui, qui revisitent nos idées reçues en utilisant le mode du contre-pied. Les textes choisis s’orientent vers différentes questions qui nourrissent un principe fondamental : celui de ne pas renoncer à l’espérance, de construire collectivement un « mieux » commun sans faire l’impasse sur la complexité. »
À l’heure des communautarismes – nationalistes et autres – qui excluent, divisent, séparent, à l’heure des frontières qui se ferment et des murs qui s’érigent, à l’heure des désastres économiques et écologiques qui affectent l’ensemble des êtres vivants sur notre planète et nous plongent dans l’impuissance, comment envisager la possibilité d’un monde commun ? Cette question constituait le fil rouge du Thinker’s Studio créé avec les étudiant.e.s de Mons. Une question de société que nous souhaitions porter sur scène pour faire entendre des voix du réel qui y répondent.
Nous sommes parti.e.s de la proposition de la philosophe Isabelle Stengers : le monde commun ne passe pas par la communauté mais par la composition. Et nous avons cherché des pensées qui « composent » avec l’Autre – celui qui n’a pas la même langue, culture ou religion, le même sexe, la même couleur de peau, l’étranger, l’inutile, le fou, le handicapé, le délinquant, le marginal, l’animal, le végétal…
De cette période de recherche à la table – avec l’aide d’internet ! – ont émergé les paroles « sens dessus dessous » de l’écrivain Eduardo Galeano, celles du poète et philosophe Edouard Glissant sur la créolisation, du compositeur Nicolas Frize sur l’étranger, des psychiatres Jean Oury et François Tosquelles sur la folie, du psychanalyste Miguel Benasayag sur la diversité, de l’économiste Serge Latouche sur la décroissance, de l’artiste Bill Viola sur le crépuscule, du philosophe Edgar Morin sur le chaosmos, et les témoignages de trois patients filmés par Raymond Depardon dans son documentaire Urgences.
Chaque étudiant.e. a choisi une de ces paroles, qui l’interpellait, répondait à ses préoccupations, l’interrogeait, l’émouvait. Ensuite, ils.elles ont été invité.e.s à concevoir un projet, une ébauche à présenter, qui illustre, prolonge ou réagisse à cette parole qu’ils.elles transmettaient avec la technique du « verbatim » – c’est-à-dire en essayant de reproduire le plus fidèlement possible ce qu’ils.elles entendaient, y compris l’accent du locuteur. Il s’agissait donc pour chacun.e de créer une petite forme d’environ dix minutes, élaborée dans sa totalité : dramaturgie, scénographie, écriture et jeu. Avec la contrainte de n’utiliser pour leurs décors et accessoires que des « restes » recyclés, à savoir des bouts de carton et de ficelle et du matériel récupéré.
Ces exigences débordaient évidemment du cadre de leur formation d’interprètes, et les sollicitaient non pas en tant qu’acteurs.trices mais en tant qu’artistes-artisans créateurs.trices, appelé.e.s à assumer un engagement personnel et une réflexion citoyenne, ainsi qu’à exercer leur autonomie, leur responsabilité (collective et individuelle) et leur imagination.
Cela généra des questionnements, des doutes, des résistances, des sensations d’égarement et de confusion chez les étudiant.e.s, malgré leur intérêt et leur investissement dans l’atelier. D’une part à cause des sources multiples d’où nous partions, des pensées agitatrices, perturbatrices, contestatrices qui suscitaient le débat ou nécessitaient des éclaircissements ; d’autre part en raison du genre de « théâtre documentaire » que nous proposions, où la recherche de documentation prend du temps, où la structuration de la matière émerge lentement, où le processus de travail est très ouvert et très « horizontal » – c’est-à-dire qu’en tant qu’animatrices de l’atelier, nous souhaitions composer avec les diverses propositions et sensibilités des étudiant.e.s en discutant à partir de notre expérience et de notre savoir-faire plutôt qu’en adoptant une position de pouvoir décisionnaire, quitte à assumer les oppositions et les fragilités – y compris les nôtres –, en œuvrant sérieusement mais joyeusement, dans la générosité et la gentillesse.
Dominique, qui a une longue pratique d’animation de groupes dans les milieux de soins (sociaux et psychiatriques), n’avait de cesse de rappeler que la lenteur, l’errance et l’inaction font aussi partie du processus créateur, qu’être tout le temps dans l’action ferme la possibilité à de nouvelles situations d’advenir, que le mijotage est nécessaire à la maturation.
Parallèlement aux projets de chacun.e, nous avons travaillé des moments de chœur, où s’exprime la multiplicité des paroles des penseurs et s’unissent les diverses singularités. Le texte du philosophe Paul B. Preciado, Fais tes cartons sans savoir où tu déménages, et celui du Jeu des ficelles de la biologiste et philosophe Donna Haraway ont également fait l’objet d’un travail choral, qui venait ponctuer les actions de chacun.e sous forme de brefs rassemblements des voix à l’unisson. Manière d’articuler, dans le processus et dans la présentation qui en a résulté, les dimensions de la personne et du collectif…
Au final, Le Thinker’s Studio a donné lieu à deux représentations fortes et fragiles à la fois, où les étudiant.e.s se sont pleinement engagé.e.s dans les pensées qu’ils avaient choisi de transmettre, ont assumé le risque de leur propre parole, ont révélé la poésie et la fantaisie de leur univers personnel, se sont découvert des talents performatifs inédits, ont fabriqué des dispositifs jouants en se laissant inspirer par la dimension plastique de « l’art pauvre » et ont réussi à créer de la « beauté », comme en témoigne Sylvie Landuyt, directrice du Domaine du Théâtre des Arts², qui a bien voulu rédiger quelques lignes sur le résultat du projet.
“La beauté est dans l’instabilité” – Sylvie Landuyt
Inviter Dominique Rootdhooft et Isabelle Dumont à travailler avec nos étudiants, c’était donner à ceux-ci l’occasion de répondre à une esthétique particulière.
Prendre en charge une parole propre, inscrite dans le monde, nourrie par de grands penseurs. “Ma parole d’acteur mélangée à d’autres voix, aussi bien dans la pensée que dans l’organicité.” Découvrir leur singularité et en être émue. Découvrir des personnages et être surprise par la palette de couleurs possibles de leur corps, de leur voix. Il ne s’agit donc pas seulement d’être interprète mais également artisan complet d’une forme.
D’où ça parle? Comment? Pourquoi? Comment l’inscrire dans l’espace?
Rechercher, construire, porter, ouvrir des possibles. Une parole citoyenne, oui, mais non vindicative ni plaintive, avec positivisme parce que le combat d’un artiste peut aussi être porteur de joie.
Cet atelier a été mené en compagnie des étudiant.e.s Marine Bernard de Bayser, Sébastien Coppe, William Lethé, Laura Parchet, Titus Perrot-Roubaud, Emma Pourcheron, Liliane Tombelle, Elise Weissenberger. Avec l’aide de Valérie Perrin pour la scénographie.