Au moment d’écrire ces lignes, le Covid vient de porter un second coup d’arrêt à la scène belge. Toutefois, Le Raoul Collectif, malgré une annulation complète en avril dernier, puis partielle en octobre, a pu présenter sa troisième création au Théâtre National : Une cérémonie. Un spectacle d’autant plus attendu qu’il portait la promesse d’un partage, de réflexions et de plaisirs.
Dès les premières minutes, on retrouve la marque de fabrique du collectif. Une bande de potes – qui comprend cette fois une femme, Anne-Marie Loop – déboule sur la scène comme sur leur terrain de jeu, se rassemble, chante, frappe sur un piano, explore l’espace, se cherche, gueule, erre, s’assied, se tait puis… ne sait plus trop quoi dire. Alors ces garçons endimanchés cherchent l’inspiration dans l’alcool, portent des toasts à leurs idéaux, prononcent des aphorismes énigmatiques, espérant provoquer parmi nous, parmi eux, une réflexion qui serait le début d’une mise en mouvement.
On reconnait bien le Raoul dans ce ton désinvolte et orgueilleux, cette puissance de feu capable de saisir à la seconde n’importe quel sujet pour le désosser, le porter aux nues, mais aussi, finalement, le tourner en dérision et le balancer dans les gradins comme une balle de foot. Si leur écriture, construite à partir d’improvisations, s’adapte à l’ici et maintenant de la représentation, elle repose aussi sur un pari : celui de la cohérence du propos. Savaient-ils ce qu’ils avaient à nous dire, ces Raouls, quand le Théâtre National décida de les programmer il y a un an et demi – une éternité, au temps de la pandémie ? Pour ce troisième spectacle, le collectif a pu certes se reposer sur une « marque de fabrique » : des collages de citations, d’improvisations corporelles, des chants choraux, des décharges d’énergie brute, de la musique live (trois musiciens les accompagnent, cette fois), des métaphores animalières ou écologiques qui peuplent une scénographie (Juul Dekker) conçue comme un terrain vague ou une machine à jouer.
Mais est-ce le moment qui nous fait lire toute représentation à la lumière blafarde du Covid ? Est-ce la tension des annulations en cascade ? Ici et là, dans l’agitation erratique de cette Cérémonie, pointent chez les acteurs comme une lassitude des élans, une aigreur des esprits, une errance de la parole et de la volonté. La façon qu’ont les Raouls d’évacuer leurs sujets par des pirouettes, de se réfugier dans l’alcool, la musique ou les bagarres – les très longs silences aussi – semblent témoigner d’un regard désabusé sur le monde.
Le Signal du promeneur (2012 – 2019) incarnait avec la fougue, la naïveté et l’idéalisme d’une première création, l’urgence de sortir de son isolement pour dénoncer les absurdités du monde (libéral), et le plaisir de créer des utopies collectives.
A partir d’une émission de radio des années ’70, Rumeurs et petits jours (2015-2019) montrait comme les idéaux socialisants se fissurent sous la pression de l’individualisme. Quand la poésie est écrasée par la novlangue du management ou celle du Parti, parler de la beauté devient un acte de résistance. Toutefois déjà, l’ironie pointait. Et le mot de « révolution » sonnait parfois comme un slogan facile.
Une cérémonie ressemble à une fin de banquet après un enterrement. Mais qu’enterre-t-on ? Les prises de paroles, parfois verbeuses, reprennent des thèmes des spectacles précédents (la quête de l’idéal, la révolution anarcho-communiste, la nécessité de penser le collectif) mais sans plus trop les renouveler. Les citations d’auteurs s’empilent comme des verres, puis sont balayées au nom du relativisme. Même le « capitalisme » semble être un épouvantail en carton. Jusqu’au concept de « légitime défense » dont on ne sait pas bien contre qui il est invoqué. Cinq ans plus tard, on retrouve les personnages de Rumeurs mais leur alcool a un gout amer qui rend leur propos répétitif.
Pourtant on sort de cette représentation comme d’une soirée avec des amis qui, généreusement, nous ont partagé leur foi et leurs doutes. Car ce spectacle « rhapsodique » (au sens de Jean-Pierre Sarrazac mais aussi de Freddy Mercury) agit finalement sur un mode plus organique que discursif. Il touche nos sens. Et réactive notre imaginaire. Il nous donne l’exemple d’un collectif capable malgré tout d’idéalisme, d’écoute mutuelle et de silences partagés. Chacun y défend, quoi qu’il lui en coute, la contribution poétique de ses membres. Un spectacle du Raoul, c’est un plaidoyer pour la nécessité, vitale, de l’expression – non-verbale, corporelle, plastique, musicale. C’est donc par sa pratique – sa connivence avec le spectateur, son dispositif scénique, sa force de jeu -, davantage que par son discours, que le Raoul montre sa cohérence. En ces temps de confinement morbide, c’est un apport inestimable. Et comme nous le suggère Anne-Marie Loop : « Buvons au fait d’être ici rassemblés. Si nombreux ».
Pour aller plus loin
- Le Raoul Collectif, spectacle Une Cérémonie
- Semaine d’Art en Avignon, programme du Raoul Collectif
- Présentation du Raoul Collectif : Romain David, Jérôme de Falloise, David Murgia, Benoît Piret et Jean-Baptiste Szézot travaillent ensemble depuis dix ans. Après une formation à l’École supérieure d’acteurs du Conservatoire de Liège, ils fondent en 2009 le Raoul Collectif et signent ensemble Le Signal du Promeneur (2012) et Rumeur et Petits jours (2016) présenté au Festival d’Avignon. Artistes associés du Théâtre national de Belgique depuis 2013, ils défendent une création collective qui prend en charge toutes les dimensions de la production et de la création d’un spectacle
- A lire dans Alternatives théâtrales : Le Signal du promeneur par le Raoul collectif, Sylvie martin-Lahmani, publié dans le numéro 113-114, Ni potes ni collègues ! Rencontre avec le Raoul Collectif réalisée par Antoine Laubin, Le Raoul collectif : d’autres résistances, À propos de Rumeur et petits jours de Laurence Van Goethem, publié dans le numéro 128.