« Un jour j’étais assise à côté d’un homme sur un banc, il faisait très froid. Le vieil homme était ennuyé, il regardait fixement dans le vide. À un moment donné, après environ dix minutes, l’homme a soudainement sauté et, très irrité, a commencé à chercher quelque chose dans sa poche, sous le banc, dans son sac, et il m’a crié : « Je déteste quand cela arrive. Quelqu’un m’appelle et je ne sais pas où est mon téléphone ». Il a continué à chercher son téléphone alors j’ai commencé à l’aider en regardant partout où je pouvais. Et soudainement, à sa droite, il vit sa canette de bière et dit: « Ah, voilà. » Il ramassa sa canette de bière, la pressa et décrocha comme si c’était un téléphone: « Ah Dieu, c’est toi. C’est gentil de m’appeler. Ah, t’as la grippe? C’est dommage. Si je pouvais me charger de la terre pour un moment ? Pas de problème. Bien sûr je peux rendre les pauvres riches, arrêter les guerres, et donner de la bière gratuite pour tout le monde. Considérez-le comme fait ». Il raccrocha son téléphone, se leva et, la tête haute, il dit : « Je suis désolé, je dois partir. Le devoir m’appelle ». Et il s’éloigna à grands pas. Cet incident m’a montré d’une manière très claire comment les gens peuvent utiliser leur imagination et ingéniosité pour survivre dans un monde difficile. À partir de ce moment, je suis devenue obsédée par l’idée de comment réussir à créer quelque chose à partir de rien1. »
Comment avait fait ce sans-abri pour se transformer en un rien de temps d’un homme exclu de la société en l’homme le plus puissant de la terre correspondant avec Dieu ? C’est cette question qui a poussé la néerlandaise Katrien van Beurden à chercher une typologie de théâtre antinaturaliste capable de donner libre cours à l’imagination des acteurs et des spectateurs. Elle trouve dans les demi-masques de commedia dell’arte cette force nécessaire à l’acteur pour se transformer et créer tout un univers en un seul instant. Un univers rempli de personnages qui utilisent constamment leur ingéniosité pour s’en sortir, qui luttent pour survivre de façon comique, tragique et folle. Directrice artistique et metteure en scène de la compagnie néerlandaise Theatre Hotel Courage, Katrien van Beurden est aussi pédagogue, actrice de cinéma et de télévision. Elle enseigne le jeu masqué dans diverses écoles de théâtre, universités et conservatoires à travers le monde, de l’American School of Dramatic Art de New York, à la Codarts de Rotterdam, au Freedom Theatre de Jénine en Palestine. Elle est aujourd’hui reconnue sur le plan international pour son engagement dans le renouveau de ce style de jeu. En s’inspirant du travail sur l’art de l’acteur mené par Jacques Lecoq et en utilisant les demi-masques en cuir du créateur français Den, Katrien van Beurden a développé au cours des quinze dernières années une méthode de travail particulière, propre à ce qu’elle appelle la « comédie de la survie », afin de questionner le vécu et l’imaginaire des populations dans des zones de conflit. Elle a mis au point une pédagogie et une poétique personnelle du jeu masqué liées à l’urgence de créer des caractères tragicomiques nouveaux en mesure de montrer l’humanité dans toute sa complexité.
Sa première rencontre avec les masques de commedia advient pendant ses années de formation au Conservatoire de théâtre d’Utrecht, où, à l’âge de dix-huit ans, elle a la possibilité d’assister à un masterclass de trois jours de commedia dell’arte. Elle découvre un théâtre qui place au centre de la création l’acteur, son imagination et sa virtuosité scénique. Elle explique : « Le masque libère la créativité de l’acteur ; mettre un masque c’est faire parler le corps. Chaque action, pensée, mot et émotion deviennent ainsi immédiatement visibles2 ». À partir du corps, l’acteur peut nourrir son travail d’une réalité viscérale qui émane de la vie. Le masque l’intéresse fondamentalement pour trois aspects : tout d’abord pour la force vitale qu’il dégage, une énergie débordante qui la fait se sentir vivante ; puis, parce qu’ayant vécu son enfance dans un environnement familial très complexe, les personnages de commedia, dans leur extravagance, lui semblent paradoxalement assez réalistes ; et enfin, parce qu’elle arrive à percevoir le côté tragique émanant de leur folie. En Hollande, selon l’artiste, il y a une tendance très forte à séparer le travail textuel de celui corporel, la commedia en revanche lui apparaît comme une forme de théâtre en mesure de faire cohabiter ces deux aspects : un pont pour combiner ensemble l’action et la parole. L’acteur, pour rendre plausible son personnage, doit travailler le masque à trois niveaux différents : imaginatif, émotionnelle et social. Si l’un des trois niveaux n’est pas atteint, le personnage créé ne sera pas crédible. Les demi-masques de commedia sont ainsi considérés comme des outils de formation fondamentaux en raison de leur puissance d’imagination et de représentation. Cette pratique enrichit le bagage de l’acteur par des principes scéniques anciens comme l’improvisation, la stylisation et la typisation des personnages, et enfin la relation directe avec le public, tout en mettant en jeu l’élément fondamental de l’altérité théâtrale et par là la possibilité de représenter cet autre abstrait qui fait partie de notre présent. En effet, comme le soulignait Catherine Mounier à propos du spectacle L’Âge d’ôr d’Ariane Mnouchkine, « seuls des théâtres codés peuvent apporter une aide pour rendre signifiant ce que l’on ne voit plus3 ».
C’est de ce désir de quête d’une réalité contemporaine, qu’est née la compagnie théâtrale internationale Theatre Hotel Courage dont le nom même est lié au projet de recherche-création à visée anthropologique que Katrien van Beurden a imaginé avec ses collaborateurs, les acteurs Sacha Muller, Anne Fé de Boer et Thomas van Ouwerkerk, encore aujourd’hui les piliers de la compagnie. Elle raconte :
« Un jour j’étais avec des amis, nous marchions dans un parc, et nous nous sommes demandés quel serait cet endroit où toute sorte de gens pourraient se rencontrer. Nous avons tout de suite pensé à l’hôtel, car c’est là qu’il pourrait y avoir à la fois des réunions entre des hommes politiques, des rendez-vous entre amants secrets, un clochard assis dehors, des refugiés qui travaillent au noir en cuisine. Du coup on s’est dit que l’hôtel était l’endroit du monde où l’on pouvait représenter toutes les hiérarchies et les adversités de la société. Mais dans ce théâtre de la survie, il faut du courage, de ce fait j’ai rajouté le mot « courage » à celui d’ »hôtel ». Puis on a décidé de partir à la recherche des personnes qui auraient pu habiter notre hôtel4 ».
En 2012, avec sa troupe, Katrien van Beurben commence ainsi un long voyage de recherche et création qui l’amène pendant cinq ans à sillonner le monde avec ses masques à la recherche de nouveaux caractères, afin de collecter des récits portant sur des formes spécifiques d’altérité nouvelles dans le panorama des types fixes de commedia, comme le refugié, le dictateur, le soldat, etc. Dans chaque pays qu’elle visite – Palestine, Inde, Ghana, Iran, USA –, elle travaille avec des acteurs du territoire, des étudiants, des réfugiés, des populations tribales et des citadins d’origines différentes. Avec ces publics, elle crée des performances qui répondent à la question « Si le monde était un hôtel, quelle y serait votre place et votre position ? ». Pour ce faire, les masques de commedia ne sont pas abordés d’un point de vue historique, mais en utilisant les associations archétypales qu’ils évoquent : Pantalon, par exemple, devient l’archétype du vieil homme qui s’accroche à la vie, parce qu’il sait que la mort est proche ; le Docteur, l’homme qui croit tout savoir, mais qui en réalité ne sait rien ; le Capitaine, celui qui prétend être tout ce qu’il n’est pas. Puis, elle travaille aussi le type du jeune garçon impulsif qui veut constamment jouer – l’Arlequin – ou bien de la vieille dame qui erre autour de la maison la nuit à la recherche de son amant.
Chaque groupe développe sa propre vision des différents archétypes à partir de l’observation du contexte social et politique qui les entoure. Il apprend à comprendre le masque à travers des techniques de jeu assez précises et contraignantes, qui leur permettent par la suite de créer ses propres personnages porteurs d’une histoire reliée symboliquement à l’une des pièces de cet hôtel babélique : « Les personnages archétypaux permettent aux histoires de transcender le temps, l’espace et la culture, et révèlent les besoins que nous avons tous en commun, nous dévoilant un endroit où nous pouvons rire et pleurer par rapport à nos capacités à survivre dans le monde d’aujourd’hui5 ». L’utilisation de l’objet masque apporte une plus grande liberté à l’artiste qui résulte du fait même d’être masqué. L’acteur ne se cache jamais derrière un masque, mais garde une position d’une certaine manière privilégiée. L’acteur parle directement au public, créant à travers le rire et sa propagation une « communauté de voisins », pour reprendre l’expression de John Dewey. Condensant la vie avec humour et la rendant plus proche de l’idéal, le masque semble faciliter une scénarisation fictive des conflits et des hiérarchies sociales, au-delà des barrières linguistiques et culturelles. L’idée à la base de cette pratique théâtrale, qui s’apparent à celle du community theatre, c’est que le théâtre est un moyen important pour les communautés de partager des histoires, de participer au dialogue politique et de mettre fin à l’exclusion croissante des groupes de citoyens marginalisés.
Le premier pays que la troupe visite en 2012 est la Palestine, où elle avait été invitée par le directeur artistique du Freedom Theatre, Juliano Mer-Khamis, peu de temps avant son assassinat. C’est à Jénine que Katrien van Beurden se rend compte que ses intuitions sur le pouvoir cathartique du masque sont exactes. La réaction du public du village qui assiste à la performance réalisée après le mois de répétition est extrêmement vive, voire violente : les spectateurs interagissent avec les personnages, leur crient dessus, montent sur la scène. Ils ne se préoccuent aucunement du fait qu’il s’agisse de masques : ils adhèrent totalement à ce monde fantastique fait d’archétypes de la société. « J’ai retrouvé là, j’en étais convaincue, la fonction que ce théâtre pouvait recouvrir. Une fonction pas du tout intellectuelle, mais une explosion d’énergie6 ». Dans chaque pays visité, Katrien van Beurden ne collecte pas simplement des histoires, mais fédère aussi autour d’elle des comédiens dotés d’une sensibilité particulière pour le jeu masqué. En 2017, à la fin de la première étape de ce long voyage, quinze acteurs7 de tout horizon sont réunis à Amsterdam pour construire et interpréter cet hôtel imaginaire pour le spectacle The room with a view, issu de ce travail de collectage de récits sur les différents terrains. Chaque acteur choisit un masque dans lequel il se reconnaît ou qui représente quelqu’un dont il aimerait raconter l’histoire. En six semaines, en travaillant avec des musiciens professionnels et en n’utilisant rien d’autre que du mime, de la musique et des masques, les acteurs donnent vie, dans un espace complètement vide, aux histoires recueillies. Ces histoires, sous forme de solos ou de contrastes, ont été montées ensemble pour créer cet espace mythique représentatif de l’humanité. Ce qui est frappant, c’est la passion et l’énergie déployées sur scène par ces acteurs, probablement du fait que dans les endroits où les gens sont confrontés à des tragédies, fabriquer quelque chose à partir de rien est le plus grand art qu’ils puissent pratiquer. En jouant, ils peuvent traverser des frontières (physiques et morales), dire tout ce qu’ils veulent, ne plus subir la violence de l’oppresseur.
« En Palestine, nous avons un dicton : « quand quelqu’un meurt, nous ne pleurons pas parce que le sel de nos larmes sèche l’esprit de ceux qui nous ont quittés ». Mon nom est Sabre Shreim et je viens de Jénine, en Palestine. Mon père a été tué devant mes yeux quand j’avais dix ans. Il y a beaucoup de choses que je ne peux verbaliser, mais le masque m’aide à le communiquer en imagination. En jouant un vieil homme, je rends hommage à tous ceux qui portent des histoires qui doivent être racontées au fil des années8. »
Depuis 2017, avec son Theatre Hotel Courage, Katrien van Beurden poursuit son voyage à travers le monde avec ses masques en collectant de nouvelles histoires et en continuant à creuser cette voie d’un comique populaire dénonciateur des injustices sociales visant l’émancipation citoyenne.
Je le cherchais depuis tout ce temps. Heureux de l’avoir trouvé ici. Merci beaucoup!