Le cercle de la violence. Baby Doll, portrait de réfugiées

Baby Doll Berlin (c) Thomas Aurin
Baby Doll Berlin (c) Thomas Aurin

Propos recueillis par Leyli Daryoush

À l’opéra, en raison du livret, je ne suis pas libre d’écrire l’histoire qui me traverse. Baby Doll[1]est une commande de l’Orchestre de chambre de Paris pour la 250ème année de la naissance de Beethoven. Le choix d’une symphonie du compositeur m’a été accordé et j’ai proposé la 7ème pour en faire une sorte d’opéra pour notre temps.

La liberté d’imaginer l’histoire et la forme

Avec cette symphonie, j’étais libre d’imaginer le sujet et la forme scénique du projet, et je voulais un objet hybride – un dialogue entre une musique emblématique de notre patrimoine et une musique plus actuelle, celle du clarinettiste Yom et son ensemble, les Wonder Rabbis. En conciliant ces deux musiques, j’ai provoqué la rencontre de deux univers radicalement différents, comme un mariage arrangé ! Mais Yom a une formation classique, il est capable de décrypter en amont cette symphonie pour y puiser matière à composition. Il est aussi un musicien d’improvisation, et il a composé, pendant les répétitions, une musique en phase avec le propos narratif et le mouvement des danseurs.

Pour ce projet, il était intéressant d’avoir des danseurs et travailler le mouvement des corps – Baby Doll parle de migrants et de traversées des frontières dans des conditions physiques extrêmes. L’image vidéo aussi était essentielle, avec l’usage de la caméra en direct. Je parle d’envie mais il y a eu de heureux hasards. Dans Le Monstre du Labyrinthe[2], il était aussi question de réfugiés et de traversées. C’est au sein d’associations des migrants que j’ai entendu des parcours étonnants dont le destin des femmes, réfugiées dont on ne parle que rarement. 

À l’écoute de la 7ème, j’ai entendu le voyage ; j’ai vu des personnes franchir les déserts et les mers ; j’ai entendu des voix de femmes réfugiées. Je travaille toujours de cette façon dans mes projets d’opéra. Sans le livret. L’histoire est toujours une donnée inconnue, surtout quand c’est écrit dans une langue étrangère. Seule la musique m’emmène quelque part.

Ce n’est qu’une fois que la migration féminine (femmes d’Afrique subsaharienne, d’Asie ou du Moyen-Orient) s’est imposée comme sujet de mon histoire, que le choix de la musique à la fois éclectique et nostalgique de Yom s’est imposé[3]. Le diptyque musical prenait sens : la musique occidentale d’un allemand du XVIIIe siècle et celle contemporaine de Yom exprimaient l’idéal d’une vie meilleure, un eldorado, et le voyage pour atteindre cette terre promise.

Après Le Monstre du Labyrinthe, la migration au féminin

Dans Le monstre du Labyrinthe, le lien avec la migration semblait nécessaire même s’il n’était pas question de femmes précisément mais d’humains tous genres confondus, de familles, du lien maternel avec l’enfant sur l’autel du sacrifice.

L’année de la création du Monstre du Labyrinthe est aussi le début des grandes vagues migratoires en Méditerranée. Les réfugiés climatiques sont évoqués pour la première fois dans les grands médias. Or la plupart des migrants sont des hommes. Où étaient les femmes ? À l’arrivée, les femmes sont isolées car elles sont enceintes ou mères d’un enfant en bas âge. Toutes ces femmes enceintes ou jeune mères m’interrogeaient et j’ai mené une enquête au Samu Social de Paris.

Quand une femme fuit son pays, elle n’a pas d’argent. La famille ne mise pas sur elle car, contrairement aux hommes, elle ne représente pas une force de travail. Par conséquent, pour obtenir de l’argent et payer le passeur durant son périple, elle va donner son corps. Les femmes sont violées à multiples reprises durant la traversée, puis à l’arrivée, et finissent par tomber enceintes. Dans toutes ces histoires, c’est la question de l’enfant qui m’interpellait : l’enfant est celui qui est arrivé car la femme, pour sauver sa vie, a dû donner son corps ; l’enfant naît à l’arrivée car la mère, pour rester sur le territoire, a dû tomber enceinte ; l’enfant, peu importe le contexte finalement, sauve la femme d’abord et devient celui que la mère doit sauver. Enceinte moi-même pendant les répétitions, la nécessité d’être protégée me semblait essentielle. Mais là, c’était le voyage de tous les dangers, avec un enfant dans le ventre, la mort imminente, et cette histoire, il fallait la raconter.

Un documentaire-fiction

Ces destinées brisées de femmes étaient douloureuses : qu’est ce qui arrive quand une future mère traverse les déserts et les mers avec absolument rien ? Grâce au Samu Social, il m’a été possible de rencontrer de nombreuses jeunes femmes, et l’une d’elle a intégré le spectacle. Non pas dans sa construction, mais en guise de clôture, pour qu’elle dise au public que le spectacle auquel il avait assisté n’était rien d’autre que l’histoire de sa vie.

Le documentaire-fiction est une façon d’être à la fois plus proche de la fiction, avec l’idée d’un voyage, et d’un documentaire, car il n’y pas une phrase du livret qui n’ait été retouchée. Au départ, l’idée était de filmer le récit de ces femmes mais en faisant cela, elles étaient mises en danger. Il était donc plus juste que je rapporte leur parole tout en les protégeant. C’est aussi un documentaire, avec des chiffres, des énoncés de lois, des tracés de frontières que je projetais sur des écrans vidéo. Envers et contre tout, le projet se voulait aussi fidèle que possible à la réalité du terrain mais les données à peine étaient-elles fixées qu’elles étaient déjà obsolètes. Tout évolue en permanence. 

Il y a violence et violence…

Pendant leur périple, le corps des réfugiées est mis en danger dans leur grande majorité : il est maltraité, frappé, violé ; bien souvent, elles ne dorment et ne mangent pas. Elles sont souvent violées à multiples reprises. Une jeune femme me racontait, avec détachement, qu’elle avait subi 17 voire 18 viols. Pour elles, le plus important, c’est d’arriver, d’atteindre les rivages libres de notre continent.

Il arrive qu’elles se déguisent en homme pour échapper à l’agression physique. Dans Baby Doll, le récit est constitué de plusieurs témoignages. Hourria est une jeune érythréenne de 19 ans qui quitte son pays pour atteindre l’Europe. Pour échapper au viol et à toute forme de violence, elle feint une grossesse en cachant une poupée dans son ventre.

Il est difficile de distinguer le vrai du faux dans les témoignages. Certains aspects de ces destins chaotiques ne sont pas racontables car la violence subie est insupportable. Les récits sont souvent simplifiés pour rentrer dans des cases administratives. C’est d’ailleurs la volonté de l’Ofpra que de rendre cette violence audible. De ce fait, j’ai imaginé mon histoire en sachant que tout n’était pas vrai, que la vérité, finalement, était un mensonge amoindri de la réalité.

Ce qui est frappant dans le propos des réfugiées, c’est que la violence, parfois, se situe ailleurs. La pire des violences qu’elles subissent selon leurs dires, reste la violence administrative. C’est le fait d’avoir fait tout ça pour devenir rien. Après des mois de voyages, voire des années, elles arrivent sur un territoire censé les protéger, mais elles deviennent administrativement rien. Elles n’existent pas, tout simplement. Et un nouvel enfer commence pour elles.

La liberté d’expression face à la loi

La jeune réfugiée qui intervient à la fin du spectacle réside en Allemagne pour le moment. Elle n’a toujours pas de papiers. Sur ce plan légal, il n’est pas possible de faire venir cette femme sur le plateau. Mais en même temps, il est possible de le faire au nom de la liberté d’expression, et les institutions musicales et lyriques sont derrière elle.  Dans les faits, c’est une forme d’illégalité dans la légalité, et je la mettais quand même en danger en l’exposant au public. Elle voyageait pour la tournée mais n’était jamais seule : il y avait toujours quelqu’un de l’institution qui était avec elle.

Le fait qu’elle s’exprime à la fin changeait le sens du spectacle. Certains critiques l’ont pensé également. D’autres ont jugé que sa présence arrachait des larmes pour « rien », comme si le public n’était là que pour écouter la musique de Beethoven, avec en supplément une belle noire et des images vidéo. Mais il s’agit de vies réelles et si j’avais pu faire tout le spectacle avec elle, je l’aurais fait !

Elle a assisté au spectacle une dizaine de fois. Elle était très angoissée au début. Mais avec le temps, elle s’est apaisée, disant que cela lui faisait du bien. Elle n’avait jamais vu un orchestre symphonique, et cette musique la soignait. Pendant la scène de viol, elle a ri la première fois. « J’aurais bien aimé l’avoir vécue de cette façon-là » avait-elle dit.

La chasse à l’homme

Dans cette 7ème de symphonie de Beethoven, j’entends une tension, une pulsion qui renvoie à la chasse, à la traque, plus exactement. La chasse existe depuis la nuit des temps mais du fait de mon histoire familiale – mes grands-parents, ma mère, fervents défenseurs de la cause algérienne, sont des Français d’Algérie qui n’ont pas quitté le pays au moment de l’Indépendance – elle incarne une dimension coloniale et résonne comme une chasse à l’homme. Elle me rappelle avec effroi ce que « nous », les Français, avions mis en place en Algérie. Dans Baby Doll, la musique symphonique de Beethoven –  symbole d’un idéal Européen – mêlée à celle plus  orientale de Yom, évoque ceux qui sont traqués dans l’autre sens, à savoir ceux qui sont venus chez « nous ». Ils sont traqués à l’intérieur de nos frontières comme des bêtes, de la même façon qu’ils l’ont été quand « nous » étions sur leur territoire. C’est le même modèle, rien n’a évolué. Il s’agit de ma perception en tant qu’Européenne, en tant que Française. J’observe les traques des camps de réfugiés du côté des places de la Bastille, de la Villette ou près de la Gare du Nord, et je vois bien qu’ils sont chassés comme des chiens. Et si on pose la musique de Beethoven, le troisième mouvement notamment, sur ces scènes journalistiques de vidage de places, ça colle parfaitement.


[1] Baby Doll est une commande de l’Orchestre de Paris, la Philharmonie de Paris, la Cité Musicale-Metz, l’Orchestre national de Lyon, l’Auditorium de Lyon, l’Opéra-Orchestre national de Montpellier, l’Opéra national de Rouen. La première a lieu à l’Arsenal de Metz le 13 mars 2020. Sa création à Paris prévue le 17 mars 2020 a été annulée en raison du confinement national imposé le 15 mars.

[2] Le Monstre du labyrinthe, mise en scène de Marie-Ève Signeyrole, direction Simon Rattle, Festival d’Aix en Provence, 2015.

[3] Ce choix a été effectué avec la collaboration de Chrysoline Dupont.

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