Il existe des œuvres dramatiques qui, à peine les a-t-on effleurées, viennent vous habiter pour longtemps. Mais comment donner à voir la force de certains textes avant même qu’ils n’aient pu être articulés en spectacles ? C’est le pari du Festival « Prise directe », qui a vu naître sa troisième édition au mois de février 2017. Implanté en métropole lilloise et initié par Capucine Lange et Arnaud Anckaert (respectivement directrice et conseiller artistique de la programmation), le festival s’articule autour de lectures de pièces contemporaines – des œuvres pouvant différer dans leur style, mais se faisant toujours écho par le geste d’écriture qui les anime.
Les deux créateurs de ce temps fort, tels des « défricheurs de textes » comme ils le formulent eux-mêmes, s’attèlent à repérer des auteurs et à faire passer leurs textes fraîchement écrits ou traduits, parfois inédits. Le Festival se veut également une vraie opportunité de rencontre, puisqu’il propose d’associer des artistes n’ayant encore jamais collaboré (comédien.ne.s, metteurs.ses en scène, auteurs.trices, traducteurs.trices) pour aboutir en quelques jours de répétitions à des mises en espace de ces œuvres dramatiques. Le nom « Prise directe » révèle en outre la volonté affirmée de donner à entendre des écritures entretenant un lien immédiat avec le réel et les questions majeures de notre époque.
C’est d’ailleurs ce qu’ont pu ressentir les spectateurs de deux des lectures-spectacles proposées le premier week-end du Festival. D’abord, Iphigénie à Splott de Gary Owen (traduit par Kelly Rivière et Blandine Pelissier) est un monologue inspiré du mythe grec mis en espace par Olivier Werner. Il réinvente une Iphigénie qui nous serait contemporaine, habitant un quartier pauvre de Cardiff, la capitale du Pays de Galle. À travers la jeune femme (brillamment interprétée par Noémie Gantier), on découvre une classe sociale meurtrie par la désindustrialisation et le chômage, bouffie par la misère et l’alcool. La seconde pièce, 7 minutes de Stefano Massini (traduite par Pietro Pizzuti) réunit quant à elle des actrices professionnelles et amatrices dans une mise en espace de Maïa Sandoz. Ecrit à partir de faits réels, le texte retrace l’histoire de dissensions entre salariées d’une même entreprise face aux négociations avec leurs chefs.
Si la première pièce prend la forme d’une logorrhée pétrie d’humour noir, la seconde déroule un long débat à la langue troublante de réalisme. Des styles et des tons différents, donc, mais qui donnent lieu à deux moments théâtraux vecteurs d’un même jaillissement. D’abord, les deux textes laissent entendre des voix de femmes loin de tous les clichés – chose notable, tant cela est encore trop inhabituel au théâtre. Mais la particularité commune aux deux œuvres est sans doute de représenter les victimes d’une certaine brutalité de l’économie de nos sociétés, sans jamais tomber dans le misérabilisme ou la condescendance. Derrière la faiblesse sociale d’Effie, l’héroïne d’Iphigénie à Splott, émergent la vigueur et la rage ; derrière l’absence apparente de pouvoir des employées de 7 minutes, éclatent une remarquable combativité et la compétence rare de mener à bien un pur débat démocratique.
Ainsi, ces personnages féminins, emblèmes d’une couche de la population en première ligne des coupes budgétaires drastiques effectuées dans les secteurs de l’économie publique comme dans ceux des entreprises privées, révèlent un bouillonnement et une révolte en marche. Certes, elles sont les sacrifiées d’une société régie par un néo-libéralisme dévastateur ; à cet égard, les auteurs les traitent sans aucune complaisance ni la moindre pitié. Mais elles apparaissent surtout comme celles qui, malgré les humiliations d’un système, continuent de faire grandir une énergie indomptable. Iphigénies d’un monde moderne, ces nouvelles sacrifiées n’échappent pas tout à fait à leur destin tragique. En revanche, elles font preuve d’une force jamais tout à fait vaincue ; par là, elles nous révèlent un monde au bord de la faillite, proche d’être bouleversé par ceux – en l’occurrence par celles – qu’il se plaît à ne jamais épargner.
Le festival Prise directe - Lectures de théâtre contemporain s'est tenu du 3 au 10 février derniers, dans plusieurs lieux de la métropole lilloise.