Gérald Kurdian apparaît sur scène au début du spectacle. C’est un homme grand au corps viril et à la voix grave, mais il est aussi vulnérable, sexy et féminin. Il porte un mini short en cuir noir et nous montre, sur un grand écran en fond de scène, une photo prise au hasard de déambulations. Il s’agit d’un tag représentant à peu près ceci :
# Male
# Female
## Fucko
Il s’interroge : s’il sait ce que signifient « Male » et « Female », « Fucko » lui est inconnu. Il décide d’aller en chercher la définition dans la « Maison des enfants queer », un lieu mystérieux où règnent le désir, la beauté inconditionnelle de tous les corps et une certaine mélancolie. Kurdian, qui est également musicien et chanteur, entonne Lithium de Nirvana, et le ton naïf et drôle qu’il avait employé jusque-là fait place à une profondeur surprenante, empreinte de duende, qui annonce que le périple dans lequel nous nous engageons ne sera ni voyeur ni amusé. Ce dont il est question ici, c’est du plaisir, mais aussi de la violence incompréhensible de l’injonction à être autre que soi et de la noblesse d’y avoir survécu.
Pour que nous cernions mieux ce qui se passe dans la Maison, Kurdian décide de nous en montrer des photos. « Ma mère adore les diaporamas » nous dit-il avant d’en lancer un sur l’écran, accompagné d’une musak[1] d’ordinateur un peu folk. Si la présentation est ironique, les photos, elles, sont extraordinaires : corps ou morceaux de corps pris dans des intérieurs sombres et surexposés, lits défaits, paysages, jambes, sexes, douches, plantes, fleurs. Elles troublent à la fois par leur douceur et leur crudité, évoquant un univers où les conventions qui enclosent le sexe sont retournées. La honte, la gêne, l’exclusivité, les rôles prédéfinis, la possession de l’autre sont évincés pour faire place à une inventivité totale des rapports, des formes et des corps : les identités sont fluides et ouvertes, le désir se meut sans attache et sans a priori, le consentement est valeur cardinale. Dans cette utopie queer et féministe, le jeu, la tendresse, la jouissance sont centrales ; le plaisir se fait à la fois artistique et politique.
Ces photos surprennent aussi par leur qualité : prises sur le vif, elles sont précises et saisissantes, et leur esthétique fait écho à celles de Nan Goldin et Wolfgang Tillmans. Mais le travail de Kurdian, plus tendre et plus drôle, s’inscrit en même temps dans une autre généalogie d’artistes LGBTQ, tels que les cinéastes Barbara Hammer (Dyketactics) et James Bidgood (Pink Narcissus). Ces œuvres sont délibérément marquées par un côté bricolé, les moyens réduits faisant partie intégrante du camp et de ses avatars. Bidgood a réalisé son film dans son minuscule appartement new-yorkais ; Goldin prenait des photos de ses ami.es en soirée, malades, drogué.es. Kurdian se saisit de cette esthétique avec jubilation, par exemple en nous montrant un clip d’un clitoris révolutionnaire en plasticine aux petits yeux menaçants, exigeant une érotique à sa mesure.
Les photos, les personnages, les sons vont continuer à se succéder : d’abord avec Tarek X (l’alter ego de Kurdian), puis un garçon trans habité par une sagesse intemporelle, et enfin une communauté de sœurs-sorcières, qui esquissent ensemble les contours d’un monde dans lequel le sexe se fait créateur et guérisseur, puissance naturelle aussi bien que vecteur par lequel la nature s’accomplit et se régénère sans cesse. Le sexe n’est plus le lieu des transgressions ou des conventions – elles n’ont plus de raison d’être, car il s’est fait force mystique, point de contact non seulement avec les corps aimés, mais aussi avec la nature toute entière – plantes, fleurs, animaux. Le queer quitte le domaine du politique et du contingent pour faire un avec la fécondité du monde.
Le spectacle nous invite à nous ouvrir à ce qu’il y a de plus sauvage, doux et vulnérable en nous. Kurdian rappelle que la sexualité est toujours en excès des limites que nous lui imposons ; nos corps réclament d’autres horizons, d’autres possibles, d’autres récits. D’autres images et d’autres voix. Ainsi, Hot Bodies – Stand Up dévoile un aspect secret et sensible de la culture queer, loin des mirages d’une Gay Pride vendue au plus offrant et des corps plastiques des séries télévisées. Nous sommes à un autre endroit : celui des cœurs qui souffrent et des corps qui inventent, celui de la blessure sans nom et du plaisir qui crée, des sorcières en mantille, des nuits électriques, de la sororité universelle des êtres. Celui aussi d’une culture infiniment précieuse, aussi ancienne que la persécution et aussi invisible au monde extérieur que le plus intime de soi.
Gérald Kurdian performera le Hot Bodies – Stand Up au Kaaitheater le 29 et 30 octobre 2020. Son agenda est complet ici.
[1]« Muzak » désigne la musique de fond, aseptisée, que l’on entend partout, dans les salles d’attente, dans les grands magasins, etc.