Vous pouvez voir actuellement dans le cadre du Festival d’Automne 2020 à Paris des performers des quatre coins globes, Édition ECHELLE HUMAINE : Simon Senn, Mette Ingvartsen, Balkis Moutashar, Benjamin Kahn et Sorour Dârâbi avec Farci.e.s. On vous invite à lire ou relire l’article d’Alix de Morant sur les danses en Iran, dans le N° 132, Lettres persanes et scènes d’Iran, 2017.
À propos de : Sétâreh Fatéhi Dâvoud Zâré Mohammad Abbâsi Ali Moini Ehsan Hemmat Hooman Sharifi Sorour Dârâbi Hivâ Sédâghat
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Dualité, ambiguïté, dédoublement, distorsions du passé ou déformations du présent, les propositions du programme iranien de l’édition 2016 du festival Montpellier Danse avaient en commun de dérouter toutes attentes. La pièce The dead live on for they appear living on dream (Les Morts continuent à vivre ; car ils apparaissent en rêve aux vivants) d’Hooman Sharifi , faisait référence à la part fictionnelle inhérente à la construction de toute identité. Sur un plateau simplement habillé d’une tenture suspendue à mi-hauteur mais pleinement habité par les instruments de Mehdi Bagheri, d’Arash Moradi et d’Habib Meftah Boushehri, le corpulent Sharifi ébauche une improvisation jazzy aux entrelacs aussi sinueux que les méandres du processus mémoriel auquel il tente de s’agripper. Il se défigure en tournoyant, se dérobe, se scinde, brouille les pistes pour mieux s’abandonner au vertige de la désorientation. Dans Man anam ke rostam bovad palhavan (C’est par Rostam que j’hérite de ma gloire), arnaché à son double marionnettique10, Ali Moini atteignait lui ce point de non-retour où la nature de la relation entre l’objet manipulé et son manipulateur s’infléchit pour les fusionner dans l’identique. Paré de lamelles de viande, cet exosquelette en métal, qui, perfusé par le réseau des câbles qui l’attache au danseur, a vampirisé une heure durant ses forces et sa volonté, se voit finalement affubler tous les attributs du vivant. Mais le dialogue avec ce répliquant qui enregistre et retransmet mécaniquement chacune de ses impulsions est aussi ce qui rend l’être à sa virtualité. La transcription d’un proverbe populaire pour évoquer les pouvoirs mimétiques de l’effigie rend palpable l’approximation d’une traduction, qui, faute de l’image juste pour circonscrire l’idée, creuse l’écart entre langue d’origine et langue d’adoption. Or, c’est précisément ce dilemme de l’interculturalité qui crée pour ces artistes transfuges l’espace propice à l’expérimentation. « Dans ma langue maternelle, le persan, qui est la langue dans laquelle j’ai commencé à penser aux choses, il n’y a pas de genre. Ni les objets ni les idées n’ont de sexe. Dans ma langue, le mot « genre » se dit « jenssiat », qui signifie « matière ». Quand il s’applique aux objets, il désigne leur matérialité. Quand il s’applique aux êtres vivants, humains et animaux, il désigne leur sexe. Ainsi, dans ma langue, le genre de la table, c’est le bois. Et mon genre, c’est la peau, la chair, les os, les muscles, le sang, les vaisseaux. Alors c’est quoi la matière du genre ? C’est quoi le sexe du genre ? »11
Pour Sorour Dârâbi, sorti.e diplômé.e en 2015 du Master en études chorégraphiques12, les créatures et les choses se situent sur un pied d’égalité. Il.elle aime à déguiser son identité et le discours sur le neutre lui permet d’abolir les distances entre agents humains et non humains, comme de botter en touche les questions oiseuses sur son apparence physique. Sa recherche plastique et performative met en crise l’hétéronormativité de l’Iran contemporain autant que le fétichisme de la langue française qui se refuse l’ambivalence alors que les langues persanes et turques ne s’embarrassent pas de telles assignations. Dans son ouvrage Women with Moustaches and Men without beards 13 (Femmes à moustaches et hommes imberbes), l’historienne Afsâneh Najmâbadi établit d’ailleurs un parallèle entre la structuration idéologique de l’Iran moderne et la ségrégation programmée des sexes qui, dès le début du XIXe siècle, vient mettre un terme à l’indétermination qui prévalait durant la période quajare. « La littérature prémoderne, quand il s’agissait d’amour et de beauté, ne s’intéressait pas au sexe des individus, et un visage féminin ou masculin pouvait également susciter le désir. Soupirer pour une beauté masculine était l’émanation d’un sentiment supérieur et les mêmes adjectifs pouvaient souligner sans distinction la beauté androgyne d’un mâle ou d’une femelle. Dans la peinture, comme dans la tradition courtoise du ghazal14, l’homosensualité était une évidence et la question du genre dépassée au profit de la seule célébration de la beauté. »15
Pour autant, l’historienne se garde bien d’évoquer un âge d’or et rappelle qu’il est erroné de vouloir cerner une sexualité de type occidental ou islamique tant les regards que les influences croisées entre Europe et Empire ottoman ont produit de scenarii contradictoires et équivoques. Mais elle convoque, au titre d’outil conceptuel, cette figure oubliée et ambiguë de l’amrad16 qui si elle s’était estompée, n’a pas pour autant disparu des imaginaires. « Être un amrad, après tout, n’était qu’une phase de transition ».17
Si dans FARCI-E, l’insolite personnage de conférencier.ère mutique composé.e par Sorour Dârâbi, s’empêtre dans ses notes et s’imprègne jusqu’à l’indigestion de théories féministes et transgenres qu’il.elle régurgite en une bouillie de papier et d’encre, sa prochaine création porte sur une réinterprétation des rituels du Tazieh. Il.elle a choisi de revisiter, dans Savušun18, la gestualité masculine de cette cérémonie avec son corps gracile et éduqué en fille. Il.elle veut raviver les vertus empathiques de cette manifestation de tristesse collective pour l’étendre aux souffrances actuelles qui déchirent l’orient de la Syrie à la Palestine. Mais il est à prévoir qu’il.elle s’inspirera aussi du body art et de la performance pour mieux circonscrire les notions de supplice, de soumission et de pénitence qui lui sont associés. À l’instar de Sorour Dârâbi ou de Sétâreh Fatéhi et de leurs aîné.es, cette génération de performeurs.euses, qu’elle se forme dans ou hors de l’institution, en Europe ou en Iran, cherche à se défaire du carcan d’une éducation rigoriste et à désamorcer les récits et les idéologies dont elle a été imbibée pour élaborer une pensée désinhibée et éprouver le chorégraphique dans ses dimensions poïélitiques. Alors que s’amorce un renouveau des échanges, dans un de ces aller-retour féconds entre théâtres d’Orient et d’Occident et que progressivement se développent, à l’Université des Arts de Téhéran, des modules d’enseignements en arts du mouvement, il apparaît urgent d’aiguiser le sens critique et de réformer les jugements pour que ce corps persan réfractaire à toutes sortes de définitions hâtives ou discriminantes s’affirme dans sa matérialité, dans une tension entre tradition et extrême contemporain.
Notes en bas de page :
10. Man anam ke rostam bovad palhavan (C’est par Rostam que j’hérite de ma gloire), Ali Moini, cie Selon l’heure, création 2016. 11. Sorour Dârâbi, FARCI.E, dossier de presse, Festival Montpellier Danse, juillet 2016. 12. Études en arts chorégraphiques à l’université de Montpellier 13. Afsâneh Najmâbadi, Women with Moustaches and Men without beards, gender and sexual anxieties of iranian modernity, Los Angeles, University of California Press, 2005. 14. Le ghazal, ou « conversation avec une femme » est une forme poétique persane le plus souvent à connotation érotique. Apparue vers le dixième siècle, elle est elle-même issue d’une forme arabe appelée qasida. Le ghazal a été introduit en Inde par l’invasion mongole au douzième siècle. Il se pratique aujourd’hui non seulement en Iran (farsi), au Pakistan (ourdou) et en Inde (ourdou et hindi).En Europe, le ghazal persan a d’abord été connu par des traductions en latin, en allemand, en anglais et en français à la fin du XVIIe. 15. Afsâneh Najmâbadi, op.cit, p.17. 16. Les relations homoérotiques étaient monnaie courante à la cour et dans la bonne société avant que ne s’impose, à la fin du XIXe siècle, la norme hétérosexuelle européenne. L’amrad était ce jeune éphèbe, courtisé par un aîné qui en plus de le célébrer dans ses vers et de l’éduquer, lui procurait ses conseils avisés afin d’aider ce partenaire plus jeune à s’affirmer dans la société. Les « sigeh » ou vœux de sororité étaient également fort répandus parmi les jeunes lesbiennes. 17. Idem, p.237. 18. La première de Savušun le 6 mai à l’Akademie der Kunst der Welt à Cologne, Allemagne.