Selma Alaoui, une des têtes chercheuses de la scène belge francophone, poursuit de front l’exploration d’un monde marginal, où les familles explosent, et la quête de formes nouvelles pour accompagner et traduire ces désarrois. Même quand il lui arrive, à ses débuts (2007), de mettre en scène une œuvre « théâtrale », comme Anticlimax de Werner Schwab, sa forme « classique » est déjà menacée et la famille en état de décomposition. Comme si elle menait de front un même combat : explorer une famille et un monde dé-composés et reconstruire le théâtre comme un chantier ouvert, festif et mélancolique à la fois, avec les matériaux les plus variés. Dans I would prefer not to (2011) elle convoquait Bartleby d’Herman Melville et La Mère de Witkiewicz en un savant «collage» qui attaquait et la société et la cellule familiale. Dans L’Amour la guerre (2013), l’ombre de Shakespeare, patron de la relation familiale tordue et des rapports de force sanglants, planait pour décrire un père futile et une fille mélancolique.
En adaptant aujourd’hui le roman de Virginie Despentes Apocalypse Bébé, Selma Alaoui s’attaque à une œuvre plus tonique, active, souvent joyeuse, « délivrée » du poids de la famille. Et qui formellement est déjà une parodie et du roman policier et du road movie. Ses personnages principaux sont une femme flic, la Hyène, lesbienne active et militante, à la recherche d’une adolescente en fuite, Valentine, qui finira par se faire exploser. Comment transposer un roman à la scène ? Et pourquoi ce roman ? Les réponses de Selma Alaoui.
C.J. : Généralement tu aimes les mélanges compliqués où tu compares des univers littéraires. Ici tu t’empares d’un univers romanesque avec une intrigue contraignante.
S.A. : La confrontation des univers, la densité dans la construction, elle est déjà présente dans le texte de Virginie Despentes. Son fil narratif est semblable à ceux que je travaille d’habitude, des lignes brisées, avec plein de lignes de fuite. Chaque personnage est un prétexte à rentrer dans un univers mental et un reflet de notre société remplie de valeurs et de sensibilités différentes. Au-delà de la continuité de l’intrigue, il y a un nombre important d’échappées possibles sur le monde.
C.J. : En particulier sur la sexualité féminine lesbienne, abordée en toute franchise ?
S.A. : Ce que j’aime, et qui m’est familier dans son écriture, c’est ce côté acéré, franc, direct, brut : elle parle sans détour de sujets délicats tels que la sexualité. Elle n’y va pas par quatre chemins pour dévoiler les choses mais elle en parle avec finesse et humour. Je ne ressens pas de jugements dans ses prises de position. Même les personnages détestables sont bien défendus. Le regard que porte ce texte sur le monde est très complexe, le contraire d’un regard binaire opposant «les bons et les méchants ».
C.J. : As-tu cédé à ta tentation d’ajouter au texte d’autres textes ou des allusions à l’actualité ?
S.A. : Tout ce qui est dit dans mon spectacle vient du texte. Je n’ai rien rajouté. J’ai dû au contraire retrancher certaines choses comme la référence à la radicalisation religieuse. Virginie Despentes a choisi à dessein un intégrisme catholique et pas musulman avec le personnage de Mère Térésa. On sent un profond désir de ne pas stigmatiser l’Islam mais de parler du fait religieux. Certains jeunes, comme Valentine, pris dans une errance religieuse, peuvent tomber dans une idéologie toute prête qui canalise en un instant toute la violence qu’il y a en eux. Le roman se termine sur l’attentat suicide de Valentine. Virginie Despentes était, en 2010, dans l’annonce de la violence. Par rapport à la perception qu’on a maintenant des attentats, j’ai dû changer cette fin. La violence a déjà éclaté, palpable et douloureuse.
C.J. : Le roman est un road movie entre deux villes, Paris et Barcelone, avec de nombreux lieux à faire défiler. Comment as-tu travaillé avec la scénographe, Marie Szernovicz pour donner rythme et mouvement à l’ensemble ?
S.A. : Nous voulions des lignes très simples, à commencer par le nombre de personnages, réduits à 20, joués par 7 personnes. J’ai fait un gros travail d’adaptation avec mon dramaturge (Bruno Tracq) et ma scénographe (Marie Szersnovicz). On a voulu fuir l’illustration vidéo réaliste. Les lignes ont été simplifiées pour épurer l’espace malgré les changements de lieux et de costumes, pour arriver à un effet panoramique. Bruno, issu de l’univers du cinéma, a plus d’audace que moi pour couper certaines scènes. Le texte a d’abord été expérimenté avec les comédiens en séquences d’improvisation puis réaménagé et réécrit. La même méthode a été appliquée aux costumes, à l’écoute des propositions de comédiens, parfois plus osées. Il fallait donner à voir rapidement à quel type de personnage nous avions affaire tout en mettant en lumière sa part d’humanité.
C.J. : Tes acteurs sont très audibles mais dans une rhétorique « à la française », très « projetée », sans micro qui permettrait plus de naturel.
S.A. : Jouer sans micros, c’est un choix. Avec micros, nous aurions dû engager deux personnes supplémentaires car les changements de costumes sont nombreux et les micros doivent être solidement accrochés sur les vêtements afin de ne pas gêner le jeu des comédiens. J’aime que la langue ait du relief et là, je me sens très française! Je crains qu’avec une meilleure acoustique, le texte, fort dense, ne soit banalisé.
C.J. : Revenons au propos d’Apocalypse Bébé: en quoi ce texte qui te fascine peut-il intéresser le «grand public» ?
S.A. : Globalement, les personnages se situent tous au pied du mur, face à l’avenir. Dans notre époque étourdissante et effrayante, on a l’impression que tout tourne à plein régime. On avance, on avance. Et pourtant nous n’avons jamais été autant en doute vis-à-vis de l’avenir. Cela se ressent dans tous les domaines. Cette question m’habite chaque jour. Ensuite il y a la question de la norme sexuelle. Cela amuse Virginie, elle l’ironise de façon joviale. Mais au-delà de prôner l’homosexualité, elle retourne notre référence à l’ordre via un personnage : une femme flic qui revendique haut et fort de profiter de la vie et trouve que l’homosexualité est la norme. Elle veut sauver Valentine. Quant à la bonne sœur, représentante classique de l’ordre, elle la conduit à sa perte. Notre regard de spectateur est déplacé. C’est ce que je trouve très intéressant chez Virginie. Elle nous incite à réfléchir sur le lieu et la place de l’optimisme dans nos vies. Elle n’est peut-être pas là où nous l’avions toujours imaginée. La femme flic en est l’exemple.
Dates à venir : du 15 au 17 novembre 2016 au Manège de Mons (Be) du 7 au 25 mars 2017 au Théâtre Varia à Bruxelles (Be)
Apocalypse Bébé d'après le roman de Virginie Despentes Avec Marie Bos / Maude Fillon / Florence Minder / Achille Ridolfi / Eline Schumacher / Aymeric Trionfo / Mélanie Zucconi Adaptation et mise en scène Selma Alaoui / Dramaturgie Bruno Tracq, Selma Alaoui, Amel Benaïssa / Assistanat mise en scène Amel Benaïssa / Scénographie et costumes Marie Szersnovicz / Réalisation vidéo Bruno Tracq / Son Guillaume Istace, David Defour / Lumière Simon Siegmann / Conseil vidéo Arié Van Egmond / Conseil artistique Emilie Maquest, Coline Struyf / Direction technique Rémy Brans / Stagiaire assistante scénographie et costumes Lucille Streicher / Stagiaire assistante mise en scène Jeanne Dailler, Olga Lerani / Perruques : Cora Debain / Musique originale additionnelle : Loup Mormont / Chef Opérateur Coline Levêque / Chef Electro Emilien Faroudja / Maquillage : Jill Wertz / Création Collectif Mariedl Coproduction Théâtre de Liège, Théâtre Varia / Bruxelles, Théâtre de Namur, le Manège.Mons Avec le soutien de la Fédération Wallonie-Bruxelles / Service Théâtre, du Centre des Arts scéniques