par Adrian Heathfield, traduit de l’anglais par Benoît Hennaut
Partout où la dramaturgie se conçoit comme une pratique qui s’imagine en amont d’un événement, elle se réduit à une forme d’auctorialité et de pouvoir implicite ; le dramaturge désignera « l’auteur », le « metteur en scène » ou le « chorégraphe ». La dramaturgie n’appartient pas à un sujet ou à une temporalité révolues. La dramaturgie, pour autant qu’on puisse la définir, est une pratique qui nous permet de nous défaire des erreurs de l’intentionnalité et de perturber des économies fondées sur des notions d’individualisme. Après tout, la dramaturgie n’est ni la source originelle ni le réceptacle final du sens d’une œuvre, mais plutôt l’agent d’un processus partagé de production de sens. La dramaturgie a lieu durant l’événement qu’est un spectacle – même si les activités principales d’un dramaturge ont lieu au cours de ce qu’on appelle une répétition. Chaque événement qu’est un spectacle est la répétition d’un autre événement, chaque répétition est un événement. Bien qu’elle requière de la recherche, la dramaturgie, en tant que pratique, naît du fait d’assister à l’événement qu’elle accompagne. On pourrait dire qu’il s’agit d’une forme de réactivité, une manière de parler avec et à propos de l’événement, laissant ses traces ici et là.
Alors que nous assistons au déclin des pouvoirs de nombreux piliers de la représentation dramatique – récit linéaire, espace segmenté, temps progressif et action prédominante -, la dramaturgie est fréquemment chargée des fonctions de gardiennage et de réhabilitation de la structure événementielle. La dramaturgie est souvent perçue comme un élément vital pour les processus de mise en forme, en ordre, en cohérence, pour la création de sens alors que les anciennes commandes de création de sens se sont révélées superflues. C’est l’une des préoccupations et sources de libération du dramaturge : la nécessité et l’opportunité de contribuer à des formes créatives qui redéfinissent les potentialités de la force narrative, des phénomènes spatio-temporels altérés, et des relations affectives incorporées. Le dramaturge contemporain est engagé dans une conversation au sujet des nécessités (culturelles) des formes, et en particulier dans la recherche ou l’abandon des cohésions de sens dans une œuvre. Le dramaturge contemporain interroge la sédimentation de la signification dans une œuvre ; se demande si la structure est toujours disjointe des intégrités ; questionne les relations de force qui habitent les constellations et agrégations de sentiments donnés, visions et idées.
L’identité et le rôle du dramaturge, initialement soulignés par Marianne Van Kerkhoven, sont marqués par l’itinérance et l’invisibilité. Ces conditions sont en partie la conséquence du statut subordonné du dramaturge, par rapport aux autres rôles plus visibles ou privilégiés au sein de processus collaboratifs stratifiés ; elle provient partiellement du caractère vague ou marginal des responsabilités attribuées au dramaturge. Le dramaturge prend part au travail, mais le sentiment d’appartenance réciproque est faible. Le dramaturge, disait Marianne Van Kerkhoven, « n’est pas … tout à fait ou pas encore un artiste. » À la fois crucial et dérisoire, il semble que le dramaturge soit responsable de tout et de rien, et qu’il soit par conséquent le premier qu’on blâme et le dernier qu’on loue. On pourrait voir (et ressentir) cette invisibilité comme un obstacle et un appauvrissement, ou comme une chose tout juste digne d’être tolérée ; mais pourquoi ne pas la voir comme la condition nécessaire d’une sorte d’incessante action créative sans identité ?
Précisément du fait de cette action potentielle, le dramaturge est souvent placé dans un rôle ou une situation dans laquelle différents pouvoirs tentent de tirer profit de ses potentialités à l’intérieur d’un processus créatif. Comme l’a démontré très justement Miriam Van Imschoot, l’émergence du dramaturge en tant que rôle institutionnel validé et financé l’a souvent mené à se déployer en tant que moyen de contrôle : encadrer, rendre opportun, assainir, ou encore rendre lisibles des pratiques dont le contenu ou l’énergie reposeraient difficilement au sein des économies et institutions établies de la production culturelle. Van Imschoot cite de nombreux exemples montrant que des maisons de production, coincées dans un mélange de désir et de peur face à l’altérité d’un artiste ou d’une œuvre, ont mis en avant le dramaturge comme un instrument de traduction, « d’amélioration », d’affinage ou d’adaptation des codes établis du goût. Partout où le dramaturge est employé, en dehors de relations organiques initiées par un rapport artistique autonome au sein d’une scène culturelle, cette fonction attirera et doit attirer le soupçon. Dès que la dramaturgie pénètre la sphère institutionnelle, le dramaturge est contraint de se positionner d’un point de vue éthique : quels mouvements d’assimilation mon travail est-il censé légitimer ? Dans quelle mesure mon rôle est-il instrumentalisé au profit de forces organisationnelles et technocratiques que je ne peux contrôler? Comment la pratique de la dramaturgie peut-elle résister à de telles opérations ? Si elle ne peut y résister, ne doit-elle pas être abandonnée ?
Est-ce le rôle du dramaturge d’aider à créer du sens ? Et si oui pour qui : les autres créateurs ou le public ? Dans les deux cas, j’en doute. La dramaturgie devrait plutôt être conçue comme une forme de responsabilité envers (et en réponse à) ce qui est immanent à un spectacle, ses manifestations et ses formes de représentation. Cela demande peut-être une collaboration pour résoudre certains paradoxes, ou tout simplement nécessiter leur extension ou amplification. Le dramaturge serait celui dont l’intérêt réside dans le fait de mettre en avant la force implicite de n’importe quelle articulation. Le dramaturge se rapproche ici de la fonction du patient d’une psychanalyse, ou d’un témoin dans l’histoire, ou d’une sage-femme lors d’un accouchement. Le dramaturge sait que la notion de propriété ne s’applique pas à une œuvre d’art, tout comme on ne possède pas les idées ; le dramaturge est donc satisfait d’agir en tant que surveillant et servant du spectacle, accompagnateur du voyage d’une pensée.
Le dramaturge est souvent sollicité afin d’écrire sur une pièce dont il a participé à la réalisation. Mais comment pourrait-il écrire au sujet de quelque chose dont il ne peut être séparé, qui ne peut en aucun cas être considéré comme un objet fixé ou arrêté du monde, mais qui est en soi-même une articulation vivante ?
La tactique de « l’écriture performative » permet en effet de créer un rapport plus productif à l’événement performatif. L’écriture performative ne considère pas les événements culturels ou les œuvres d’art comme des objets, mais plutôt comme des situations, des manifestations, des articulations d’idées. Ainsi, ils sont rarement statiques et définitifs, mais fortement dynamiques et provisoires. Ils ne sont pas simplement considérés comme des représentations mais aussi comme des expressions. Ce qu’elles disent est dit en relation à, et déterminé par, leur contexte : présent et historique, matériel et spatial (en termes d’institutions ou de paramètres sociaux au sein desquels ils sont présentés), et incarné (en tant que la relation physique et sensuelle entre le spectateur et l’objet, et entre le spectateur et les autres destinataires de l’œuvre). Transmettre ces expressions par écrit revient donc à revenir sur, répondre, s’engager à nouveau dans une relation processuelle corporelle, animée et transformationnelle. En d’autres termes, il s’agit de mettre en scène un croisement : une conversation. Le dramaturge est d’abord et avant tout doué pour la conversation. La conversation rend compte d’une forme de discours qui a lieu au sein et en partie à propos du contexte présent d’une rencontre ; une affaire intensément sociale et provisoire qui n’est pas sujette à conclusion. Le langage y est coincé par la différentiation ; comme le disait Blanchot, « s’entretenir, non seulement ce serait se détourner de dire ce qui est par la parole – le présent d’une présence -, mais c’est, maintenant la parole hors de toute unité, fût-ce l’unité de ce qui est, la détourner d’elle-même en la laissant différer, répondant par un toujours déjà à un jamais encore. » Le cadeau intangible qui est offert dans cet échange échappe au nom et au nombre, il ne s’agit ni d’un phénomène quantifiable, ni d’un objet de connaissance. Il ne peut être garanti. C’est un cadeau du temps passé enlacé avec les idées des autres, cœur dans la main, oreille dans la bouche, yeux à l’horizon de la pensée, mots glissants sur les lèvres et se dissolvant dans l’air. C’est ce temps donné que renvoie le cadeau.
Le dramaturge, écrivant au sujet de l’événement qu’il contribue à mettre au monde, fait une autre incursion dans la conversation à propos et au profit de l’événement, élargissant et renouvelant ses forces vitales. La « communion imaginative » : l’art de la conversation / la conversation de l’art. Pour écrire au sujet de l’œuvre, le dramaturge doit entrer à nouveau dans l’espace de la conversation, là où les forces excessives de l’œuvre sont à nouveau convoquées afin d’animer, disperser et hanter son écriture.
La notion « d’œil extérieur », comme l’a noté André Lepecki, est un terme inapproprié pour une fonction dramaturgique, basé sur un modèle de relation désinvestie et un pouvoir scopique. En Grande-Bretagne, il est souvent utilisé avec une dimension apparemment apologétique, comme une compensation de l’absence d’un rôle de « metteur en scène », mais dans une formulation qui établit subrepticement les pires pouvoirs de ce personnage. Le dramaturge n’est pas plus extérieur à l’événement que n’importe lequel de ses participants – performeurs, acteurs, danseurs, metteurs en scène, chorégraphes, scénographes, techniciens et public. Il n’y a pas de place désintéressée depuis laquelle on puisse faire l’expérience de l’extérieur de l’événement. Il y a simplement un ensemble de relations variables à l’événement, comprenant différentes formes de responsabilités d’actions, et de lieux de perception ou de témoignage. Les spectacles sont singuliers, intenses, saturés de multiplicité. Ils demandent que le dramaturge y soit présent dans son intégrité physique, dans une pratique du regard et de la pensée ; ils exigent une complète attention émotionnelle et sensitive. Il est peu probable qu’un dramaturge qui ne jette qu’un œil à la chose soit utile, et cela impliquerait qu’il divise son anatomie pour que son deuxième œil soit occupé à autre chose.
La transformation du champ du spectacle contemporain au cours des trente ou quarante dernières années, par les programmes esthétiques du théâtre-danse de la fin des années 1970 et des années 1980, et par la danse-performance conceptuelle des années 1990 et 2000, a conduit à l’ouverture d’un espace de pratique dramaturgique au sein de la danse, et à un questionnement des frontières disciplinaires entre danse et théâtre. Plus récemment, cela a conduit à des recherches systématiques de certains artistes sur la notion même de mouvement, sa nécessité dans la chorégraphie, son statut en tant qu’élément constitutif de l’être et de la pensée, sa force au sein d’une esthétique et au travers des relations qui, ensemble, forment l’événement du spectacle. Comment la dramaturgie peut-elle être repensée dans ce contexte ? L’attention portée à la nature mobile et transactionnelle des différents « acteurs » du spectacle doit aussi être étendue au dramaturge. L’artiste et chercheuse Eleonora Fabiao note dans ses remarques sur ses expériences de dramaturge que le collectif dans lequel elle travaille est un organisme mobile, et que son travail doit donc absorber cette agilité mutuelle. « Je suis en transition permanente. Mon espace bouge, ou même, mon espace est le mouvement. » Cette évocation de la dramaturgie comme espace de mouvement s’étend jusqu’à la reconnaissance du fait que le travail de dramaturgie est en fait réparti entre les différents agents performatifs dans la salle, et n’est pas nécessairement situé dans la seule figure de celui qui regarde et ne fait rien. De plus, l’attention portée au mouvement en tant que condition de l’être et de la relation, condition de la pensée et du discours au sein de l’espace de performance, peut permettre l’harmonisation de l’esthétique avec la nature temporelle de l’événement, la dynamique de changement et les transformations du ressenti à travers lequel l’événement évolue, ou encore avec l’œuvre elle-même en tant que geste.
La dramaturgie n’appartient plus exclusivement au théâtre ou au théâtre-danse ; c’est une pratique répandue à travers de nombreuses disciplines et lieux culturels. Quel que soit l’espace où prend forme une performance, un ensemble de questions dramaturgiques sont posées et des principes dramaturgiques sont testés. Comme les pratiques artistiques occidentales contemporaines ont connu ces dix dernières années un déplacement notable vers l’itinérant, le « ad hoc », l’informel et le participatif – qui ont toujours été les fondements esthétiques de la performance – la pratique dramaturgique est devenue un champ dispersé d’activités dont la relation aux structures de la théâtralité et de la représentation n’en est que plus inhérente mais pourtant de plus en plus fantomatique. L’émergence simultanée d’économies culturelles expérimentales, dans lesquelles les individus acquièrent, « amassent » et font commerce de leurs expériences plutôt que d’objets matériels, a créé un champ culturel dans lequel l’attention portée aux structures et aux manifestations d’un événement donné, ainsi que ses qualités d’auto-développement et d’auto-transformation sont devenues vitales à la réception et au statut économique et culturel du dit événement. Aujourd’hui, le consommateur aspire à être le dramaturge de sa propre vie. En outre, l’ouverture de l’art à des composantes sociales et relationnelles, de même que sa problématique démocratisation, lance à la dramaturgie des défis qui vont bien au-delà des questions posées par la transversalité des disciplines et des formes. Dans ce contexte, il n’est plus permis de dire, pour autant que ce fût jamais possible, que la dramaturgie n’appartient qu’au dramaturge. Au contraire, la dramaturgie interroge le lieu où elle réside : c’est une renégociation du contrat social de l’événement. Ainsi, la dramaturgie sans dramaturge devient un mouvement de relations tissées à travers une constellation de questions, approches et réponses vis-à-vis d’une matière qui est à portée de main.
Dramaturgy without a dramaturg, publié le 15 août 2016 sur thetheatretimes.com ; reproduit avec l’aimable autorisation de l’auteur et de l’éditeur en langue originale http://www.thetheatretimes.com/dramaturgy-without-a-dramaturg/
Adrian Heathfield est critique, curateur et créateur de performances. Il a notamment publié Out of now (2009), une monographie sur l’artiste américano-taiwanais Tehching Hsieh, et a édité les collections Perform, Repeat, Record, Live: Art and Performance, Small Acts et Shattered Anatomies. Il travaille en ce moment sur un projet de recherche créative – Curating the Ephemeral – financé par l’Union Européenne. Il a été co-commissaire des événements Live Culture à la Tate Modern de Londres (2003), et d’un certain nombre d’autres performances et événements durationnels en Europe depuis plus de seize ans. Il a été conseiller artistique et attaché de la 20e biennale de Sydney, directeur artistique du collectif freethought de la Bergen Assembly (Norvège) en 2016. Il est le commissaire de l’exposition consacrée à Taiwan durant la 57e biennale de Venise en 2017. Adrian Heathfield a travaillé avec de nombreux artistes et penseurs à travers de nombreuses collaborations critiques et créatives (dialogues de films, conférences-performances, dramaturgie, projets d’écriture). Il fut le président de Performance Studies International (2004-2007) et est Professeur de « Performance and Visual Culture » à l’Université de Roehampton, Londres.
Ouvrages cités
Blanchot, Maurice, L’écriture du désastre, Paris, Gallimard, 1980 (cité comme : The Writing of the Disaster, traduction de Ann Smock, New Bison Book Edition, University of Nebraska Press, 1995).
Imschoot, Marianne, « Anxious Dramaturgy », Women and Performance : a Journal of feminist Theory, vol. 26, 13 :2, Routledge, 2003.
Lingis, Alfonso, The Imperative, Indiana University Press, 1998.
Fabiao, Eleonora, « Dramaturging with Mabou Mines : six proposals for Ecco Porco », Women and Performance : a Journal of feminist Theory, vol. 26, 13 :2, Routledge, 2003.
Van Kerkhoven, Marianne, « Looking without pencil in the hand », On dramaturgy. Theaterschrift, n. 5-6, Kaaitheater, 1994.