Des adaptations d’opéras au théâtre musical, Naissance d’un nouveau genre

En écho à la programmation de TARQUIN, drame lyrique créé par JEANNE CANDEL, FLORENT HUBERT, ARAM KEBABDJIAN, présenté au Centre dramatique de Montreuil du 20 septembre au 06 octobre 2019, nous vous invitons à lire ou relire un extrait d’un texte de Leyli Daryoush publié dans le numéro 136 d’Alternatives théâtrales : Théâtre Musique, Variations contemporaines.

(…)
Paris/
La partition d’Orfeo démembrée par les Bacchantes

En 2017, Orfeo/Je suis mort en Arcadie est créée par le collectif exubérant La vie brève, compagnie cofondée par Jeanne Candel et Samuel Achache. Basée sur l’Orfeo de Monteverdi et d’autres matériaux aussi divers que les improvisations des chanteurs-acteurs ou les Géorgiaques de Virgile – adaptation décalée pour ne pas dire déjantée de l’oeuvre lyrique.

Suite à sa création en 1607, Orfeo sera l’une des très rares oeuvres lyriques à faire l’objet d’une impression musicale, voire d’une réimpression mais, chose courante à l’époque, l’instrumentation n’est pas indiquée dans la partition. Cette absence de nomenclature autorise au directeur musical un choix personnel : flûte traversière, saxophone, clarinette, trompette, guitare, grosse caisse… tout est possible dans ce nouvel Orfeo ! L’improvisation occupant une place essentielle dans la musique baroque, Florent Hubert envisage un arrangement musical, non dans le sens d’une reconstitution baroque, mais tel que le pratiquerait la musique jazz, à savoir une recréation de l’oeuvre. Le récitatif continu, ciment de l’oeuvre lyrique, disparaît au profit d’une version essentiellement dialoguée.

Il y a cependant l’insertion des séquences essentielles d’Orfeo, telle que l’allégorie de la Musique, l’annonce de la mort d’Eurydice ou le chant d’Orphée, mais la musique en tant que phénomène sonore occupe une place moindre dans cette production. Dans ces séquences musicales, l’arrangement détourne le sens originel au profit d’un autre chemin, le choix d’instruments hétéroclites et les dissonances dans l’harmonisation, s’amusant à rendre ces moments tragiques parfois ludiques et drôles.

Orfeo/Je suis mort en Arcadie s’appuie sur d’autres textes que le livret d’Alessandro

Striggio : oubliant toute référence au drame pastoral, se référant au Livre IV des Géorgiques de Virgile, le collectif remplaçant les bergers par des apiculteurs. Le transfert n’est pas anodin, Eurydice est morte des poursuites d’Astrée, berger et apiculteur, et durant sa course, elle sera mordue par un serpent, laissant Orphée inconsolable. Mais encore, le collectif signe une oeuvre au pluriel et le drame, centré sur le deuil d’Orfeo, éclate au profit d’actions parallèles, notamment le rôle important d’Aphrodite, déesse et mère quelque peu dépassée par ses quatre fils égocentrés – à savoir Dionysos le tourmenté, Eros le jaloux, Pan le turbulent, et Orfeo l’écorché.

Comment expliquer une telle prolifération de narrations parallèles ? Dans un espace restreint, fait de proximité acoustique et d’immersion de présence, espace qui pourrait être celui de la création d’Orfeo, il y a finalement une multitude d’histoires, un patchwork de fils croisés, une sorte de vision dans laquelle plusieurs centres cohabitent sans hiérarchie entre eux. Ce métarécit postmoderne propose une immersion non pas dans une narration soucieuse des règles aristotéliciennes mais une immersion dans l’instant, avec un récit soumis à une logique de fragmentation. Le sens se trouve non pas tant dans le rapport entre les récits que dans le passage de l’un à l’autre, dans l’association dérégulée de récits hétéroclites : ce qui fait sens, c’est la brèche, bref espace de vide où l’on est propulsé d’un univers anachronique à un autre ; ce qui fait sens, c’est l’éclatement de la forme lyrique, où le passage d’une rive à une autre, d’un espace-temps à un autre, est à la fois de rupture et transition ; ce qui fait sens, c’est ce voyage, entre un départ au passé et un futur incertain, bref éclair de vide, véritable vacuité d’angoisse, à l’image de l’indécision actuelle de notre réalité.


Mantoue/
Dans une salle du palais du Duc de Gonzague

Que ce soit à Bruxelles, Paris ou Édimbourg, comment expliquer ces ruptures depuis une quarantaine d’années ? S’agit-il de la mort de l’opéra en tant que genre ? Ou de sa renaissance sous la forme d’un théâtre musical ? Et si nous revenions aux origines de l’opéra ?

Orfeo de Monteverdi est crée le 24 février 1607, à Mantoue, dans une pièce privée du Palais ducal de Vincent 1er de Gonzague. Quand le duc découvre Euridice de Peri en 1600 à Florence – l’une des premières oeuvres à être entièrement chantée dans le style du recitar cantando – il demande à son maître de chapelle, Claudio Monteverdi, de lui composer une oeuvre dans la même veine, si ce n’est plus aboutie encore.

La création d’Orfeo est un événement de prestige dans la cour du duché de Mantoue. La représentation se déroule, non pas dans un théâtre, mais dans une pièce privée du palais ducal. Face à un public restreint, placé au plus près des chanteurs, dans une sorte d’immersion totale, sans aucune ligne de démarcation ou fosse, la représentation est intime, intense. Dans un espace aussi réduit que celui-ci, l’expérience cathartique est d’une intensité puissante : le moindre souffle du chanteur, le plus petit grincement des instruments à cordes se fait entendre ; chaque mot est saisi dans son essence musicale, chaque accent, nuance de sa sonorité est capté d’emblée, à peine est-il émis ; toute la gamme des expressions faciales, les gestes subtils des doigts et des mains, mouvements issus de la rhétorique des affects, sont d’une clarté saisissante. Ce qui est fondé ce soir-là, ce n’est pas l’opéra comme la littérature musicale a tendance de le dire – terme qui, par ailleurs, ne sera en vogue qu’à partir du XIXe siècle – ce qui est créé cette nuit-là d’hiver, ce n’est pas non plus le dramma per musica que connaîtra Venise, véritable extravagance de merveilleux et du bel canto, mais c’est le dramma inmusica, – una favola in musica comme le souligne Monteverdi –, c’est-àdire une théâtralité incluse au coeur même de la musique, autrement dit, le théâtre musical.

(…)

 

Pour en savoir plus :

Théâtre Musique, Variations contemporaines, #136. Novembre 2018

Rédaction en chef : Christophe Triau en collaboration avec Isabelle Dumont

Ce numéro d’Alternatives théâtrales est édité en partenariat avec le Nouveau Théâtre de Montreuil, Lod musiektheater (Gand), le gmem-CNCM-marseille et La Muse en Circuit, Centre national de création musicale.

http://www.alternativestheatrales.be/catalogue/revue/136

TARQUIN, au CDN de Montreuil / 20 SEPT > 06 OCT 2019

Jeanne Candel et ses complices de La vie brève imaginent un « opéra-théâtre » sur la figure du mal. Un drame lyrique teinté de la fantaisie décalée chère à la compagnie.

http://www.nouveau-theatre-montreuil.com/fr/programme/tarquin

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.