(…) Pour Sorour Darabi, sorti.e diplômé.e en 2015 du Master en études chorégraphiques, les créatures et les choses se situent sur un pied d’égalité. Il.elle aime à déguiser son identité et le discours sur le neutre lui permet d’abolir les distances entre agents humains et non humains, comme de botter en touche les questions oiseuses sur son apparence physique. Sa recherche plastique et performative met en crise l’hétéronormativité de l’Iran contemporain autant que le fétichisme de la langue française qui se refuse l’ambivalence alors que les langues persanes et turques ne s’embarrassent pas de telles assignations. Dans son ouvrage Women with Moustaches and Men without beards (Femmes à moustaches et hommes imberbes), l’historienne Afsaneh Najmadabi établit d’ailleurs un parallèle entre la structuration idéologique de l’Iran moderne et la ségrégation programmée des sexes qui, dès le début du XIXe siècle, vient mettre un terme à l’indétermination qui prévalait durant la période quajare. « La littérature prémoderne, quand il s’agissait d’amour et de beauté, ne s’intéressait pas au sexe des individus, et un visage féminin ou masculin pouvaient également susciter le désir. Soupirer pour une beauté masculine, était l’émanation d’un sentiment supérieur et les mêmes adjectifs pouvaient souligner sans distinction la beauté androgyne d’un mâle ou d’une femelle. Dans la peinture, comme dans la tradition courtoise du ghazal, l’homosensualité était une évidence et la question du genre dépassée au profit de la seule célébration de la beauté. » Pour autant, l’historienne se garde bien d’évoquer un âge d’or et rappelle qu’il est erroné de vouloir cerner une sexualité de type occidental ou islamique tant les regards que les influences croisées entre Europe et Empire ottoman ont produit de scenarii contradictoires et équivoques. Mais elle convoque, au titre d’outil conceptuel, cette figure oubliée et ambiguë de l’amrad qui si elle s’était estompée, n’a pas pour autant disparu des imaginaires. « Être un amrad, après tout, n’était qu’une phase de transition » Si dans FARCI-E, l’insolite personnage de conférencier.ère mutique composé.e par Sorour Darabi, s’empêtre dans ses notes et s’imprègne jusqu’à l’indigestion de théories féministes et transgenres qu’il.elle régurgite en une bouillie de papier et d’encre, sa prochaine création porte sur une réinterprétation des rituels du Tazieh. Il.elle a choisi de revisiter, dans Savušun, la gestualité masculine de cette cérémonie avec son corps gracile et éduqué en fille. Il.elle veut raviver les vertus empathiques de cette manifestation de tristesse collective pour l’étendre aux souffrances actuelles qui déchirent l’orient de la Syrie à la Palestine. Mais il est à prévoir qu’il.elle s’inspirera aussi du body art et de la performance pour mieux circonscrire les notions de supplice, de soumission et de pénitence qui lui sont associés.
À l’instar de Sorour Darabi ou de Setareh Fatehi et de leurs aîné.es, cette génération de performeurs.euses, qu’elle se forme dans ou hors de l’institution, en Europe ou en Iran, cherche à se défaire du carcan d’une éducation rigoriste et à désamorcer les récits et les idéologies dont elle a été imbibée pour élaborer une pensée désinhibée et éprouver le chorégraphique dans ses dimensions poïélitiques. Alors que s’amorce un renouveau des échanges, dans un de ces aller-retour féconds entre théâtres d’Orient et d’Occident et que progressivement se développent, à l’Université des Arts de Téhéran, des modules d’enseignements en arts du mouvement, il apparaît urgent d’aiguiser le sens critique et de réformer les jugements pour que ce corps persan réfractaire à toutes sortes de définitions hâtives ou discriminantes s’affirme dans sa matérialité, dans une tension entre tradition et extrême contemporain.
(Lire l’article complet dans le #132 Lettres persanes et scènes d’Iran)
Farci.e de Sorour Darabi est à voir en ce moment dans le cadre du Kunstenfestivaldesarts. Représentations le 20 mai à 17h et 20h30.