Fiction politique inspirée d’une matière historique apparemment dénuée de l’inquiétante étrangeté qui caractérisait jusqu’ici les spectacles de la Compagnie Louis Brouillard, Ça ira (1) Fin de Louis pourrait laisser penser à une rupture dans le parcours de Joël Pommerat. Sans entrer ici dans les débats interprétatifs qu’elle suscite, j’aimerais souligner la singularité de certains choix dramaturgiques tout en montrant comment cette nouvelle création s’inscrit dans une continuité de questionnements esthétiques et thématiques. Par rapport aux grands cycles de l’œuvre (les premières pièces énigmatiques, riches en expérimentations spatio-temporelles, le tournant de la trilogie Au monde, D’une seule main, Les Marchands (2004-2006) plus engagée dans la réalité sociale, et la « bascule » de Cercles/Fictions (2010) qui accentue une veine d’écriture réaliste et humoristique débutée en 2008 avec Je tremble (1 et 2) et Pinocchio), Ça ira (1) Fin de Louis continue en effet de donner forme aux préoccupations qui sont à l’origine même du geste théâtral de Pommerat pour qui « le théâtre est un lieu possible d’interrogation et d’expérience de l’humain […] un lieu de possibles, et de remises en question de ce qui nous semble acquis[1] ». Ce spectacle approfondit sa réflexion sur les individus et leurs représentations (individuelles et collectives) et prolonge la recherche d’un théâtre à la fois spectaculaire et concret, proche du public dont il doit « rouvrir la perception[2] ».
Ce qui frappe d’emblée le plus en terme d’innovation, c’est le choix d’un sujet historique et l’ampleur du spectacle : pendant presque 4h30 découpées en trois parties, sur un grand plateau et pour une jauge élevée, 14 comédiens incarnent les débuts du processus révolutionnaire depuis 1787 jusqu’à la montrée de la contre révolution en 1790-9. […] Cet intérêt pour l’Histoire n’est d’ailleurs pas une nouveauté : la Résistance était déjà présente en filigrane dans D’Une seule main (à travers le passé trouble du Père, probablement un ancien collaborateur) ; certaines séquences de Cercles/Fictions sont situées au Moyen-Age, à la Belle époque et pendant la Première guerre mondiale. Le choix particulier de la Révolution vient répondre au désir de Pommerat de prolonger sa réflexion sur l’homme et ses idées, sur les valeurs collectives qui le constituent, l’aiguillonnent ou entrent en conflit avec ses actes et perceptions individuelles : « Je me suis demandé quel contexte historique permettait le mieux d’entrer dans l’idéologie contemporaine. Après être allé voir du côté de la Résistance et des révolutions du XIXe siècle, je me suis rendu compte qu’il fallait revenir à la racine, à la révolution de 1789 : c’est le mythe fondateur de notre culture, le cœur de notre roman national. Mais en même temps, on en a une vision superficielle, figée[3] ».
Dans Ça ira (1), Pommerat approfondit donc son enquête sur les présupposées idéologiques (valeurs, croyances, idéaux) de nos comportements à travers la recherche de filiations entre passé et présent. Après avoir observé les microcosmes de la famille (Au monde), de l’entreprise (Ma chambre froide) et du couple (La Réunification des deux Corées), il braque son microscope sur la sphère politique démocratique, ses pratiques, ses courants et ses imaginaires, en s’emparant de l’un de ses moments historiques fondateurs. Cherchant toujours à entrer dans la complexité des expériences[4], il met en scène une confrontation entre plusieurs acteurs politiques aux positionnements variés, à la différence de ses précédents spectacles qui se focalisaient sur un groupe et ses contradictions internes (les dirigeants dans Au monde, les ouvriers et employés dans Les Marchands et Ma Chambre froide, les vendeurs à domiciles dans La Grande et Fabuleuse Histoire du commerce par exemple). Ça ira (1) représente des débats à l’intérieur et entre différents cercles de pouvoir et d’action politique (royauté, députés, comités de quartier). A travers des parcours individuels inscrits dans un contexte de lutte politique et sociale collective, il révèle les multiples facteurs de l’engagement, la rencontre entre des ressorts intimes, des idéaux, une volonté d’action et les circonstances – le plus souvent violentes. En contradiction avec ses convictions politiques mais excédé par l’intransigeance et le mépris de la noblesse, le député conservateur Gigart (David Sighicelli) se range soudain du côté des radicaux pour déclarer l’Assemblée nationale. Entraînée par l’euphorie générale, Ménonville (Maxime Tshibangu) participe à ce coup d’Etat sans en ressentir le courage tandis que d’autres découvrent qu’ils sont prêts à mourir pour des idées qu’ils ne soupçonnaient pas avoir quelques semaines avant. Ainsi, en redonnant vie à l’intempestivité et à la conflictualité révolutionnaires, le spectacle place ses spectateurs au cœur de la complexité individuelle et collective de l’expérience politique. […]
En décidant d’écrire une pièce historique, Pommerat poursuit son expérimentation des différentes formes du récit. Après avoir « cassé la forme narrative magistrale » avec l’histoire bancale d’Au monde, les fragments de Je tremble (1 et 2), le kaléidoscope des huit histoires à la chronologie non linéaire de Cercles/Fictions et les « instants sans unités » de Cet enfant ou de La Réunifications des deux Corées dans lesquelles un même thème est décliné par variations et contrepoints sans clôture, Pommerat avait commencé à déployer une plus ample structure dramatique avec les quatre actes de Ma chambre froide. Avec Ça ira (1), il s’empare du genre narratif par excellence, l’épopée. Il déroule une chronologie historique à travers de multiples situations, différents plans de représentation et de très nombreux personnages (chaque acteur joue entre trois et sept rôles). Il affirme ainsi son goût pour le (grand) récit dans un contexte majoritairement postdramatique, mais il déjoue les codes du genre épique en choisissant des anonymes plutôt que des héros, des débats plutôt que des faits d’armes. Refusant la tonalité épidictique propre à la formation d’une légende ou d’un mythe national, l’écriture de Pommerat se déploie « à hauteur d’hommes » et refuse de prendre parti. Révolutionnaires et contre-révolutionnaires sont traités avec la même dignité, en évitant le plus possibles les raccourcis idéologiques et la caricature. C’est la genèse du spectre complet des opinions politiques que tente de représenter Ça ira (1).
« Mon objectif n’est pas de raconter la légende ni de créer un folklore patrimonial consensuel. Ce qui m’intéresse, c’est d’écrire une histoire qui reconstruit la réalité telle que des contemporains ont pu la vivre : donc placer le spectateur dans le temps présent d’une réalité qui se déroule sous leurs yeux[5] ». Cette intention se traduit par une actualisation semblable à celle qu’il a déjà pratiquée pour la réécriture de contes (Le Petit Chaperon rouge, Pinocchio et Cendrillon). Pommerat garde les grandes étapes et les enjeux du récit source, mais travaille à le « rendre présent » : il transpose la langue, modernise les costumes, utilise de la musique et des accessoires contemporains, distribue des femmes dans les rôles de députés notamment. Ces anachronismes servent à réduire la distance historique qui pourrait empêcher les spectateurs de ressentir le passé comme du présent. C’est pourtant toujours la Révolution française qui est représentée et non notre crise actuelle, en dépit des échos que le spectacle peut provoquer. […]
Pour en savoir plus : Ça ira (1) Fin de Louis : Une création théâtrale de Joël Pommerat Avec Saadia Bentaïeb, Agnès Berthon, Yannick Choirat, Éric Feldman, Philippe Frécon, Yvain Juillard, Anthony Moreau, Ruth Olaizola, Gérard Potier, Anne Rotger,David Sighicelli, Maxime Tshibangu, Simon Verjans, Bogdan Zamfir. Scénographie et lumière Éric Soyer. Costumes et recherches visuelles Isabelle Deffin. Son François Leymarie. Recherche musicale Gilles Rico. Recherche sonore et spatialisation Grégoire Leymarie et Manuel Poletti (MusicUnit/Ircam). Dramaturgie Marion Boudier. Collaboration artistique Marie Piemontese, Philippe Carbonneaux. Conseiller historique Guillaume Mazeau. Assistante à la mise en scène Lucia Trotta. Assistant dramaturgie et documentation Guillaume Lambert. Assistants Forces Vives David Charier, Lucia Trotta. La pièce. Ça ira (1) Fin de Louis est une fiction politique contemporaine inspirée du processus révolutionnaire de 1789. Qu’est-ce qui pousse des hommes à renverser le pouvoir ? Quels nouveaux rapports instaurer entre l’homme et la société, les citoyens et leurs représentants ? Entre fiction et réalité, Ça ira (1) Fin de Louis raconte cette lutte pour la démocratie. Production. Compagnie Louis Brouillard. Ça ira (1) Fin de Louis est publié aux éditions Actes Sud-Papiers Publication récente : Avec Joël Pommerat, tome 2, l’écriture de Ça ira (1) Fin de Louis. Dans cet un ouvrage, Marion Boudier revient sur les grandes étapes du processus d’écriture du spectacle, décrites de son point de vue de collaboratrice à la dramaturgie. Elle y raconte notamment comment les acteurs ont travaillé avec les archives de la Révolution et comment les répétitions se devenues un laboratoire de recherche sur les émotions et la parole politiques en temps de crise, Actes Sud-Papiers, 2019.
[1] Joël Pommerat, Théâtres en présence, Actes Sud-Papiers, 2007.
[2] Joël Pommerat avec Joëlle Gayot, Joël Pommerat, troubles, Actes Sud, 2009.
[3] Joël Pommerat, Le Monde, 10/07/2015.
[4] Marion Boudier, Avec Joël Pommerat, un monde complexe, Actes Sud-Papiers, 2015.
[5] Joël Pommerat, RFI, 11/11/2015.