Cet entretien est né d’une coquille, une malheureuse erreur de légende dans le numéro 142 d’Alternatives théâtrales, Bruxelles, ce qui s’y trame, que j’ai codirigé avec Mylène Lauzon. Malgré des heures et des heures de relecture, une petite faute perfide s’est dérobée à notre attention et s’est glissée parmi les milliers de détails qui font un numéro. Elle nous a fait mettre le nom de Jean LePeltier là où aurait dû se trouver celui de Silvio Palomo. Il s’agit de cette photo, pages 24-25 :
Le spectacle représenté ici n’est pas Les Loups de Jean LePeltier, mais Ørigine, de Silvio Palomo et du Comité des fêtes, crée en octobre 2018 à la Balsamine.
Caroline Godart : Bonjour Silvio et merci d’avoir accepté cet entretien. Et surtout, encore pardon pour cette erreur ! J’en suis absolument navrée…
Silvio Palomo : C’est sûr que c’était une surprise, d’autant qu’il s’agit d’une grande photo en double page (rires) ! En tout cas, ça a relancé l’idée d’une collaboration avec Jean LePeltier : on se connaît et on se dit souvent qu’on veut travailler ensemble. Après cette erreur, on s’est appelés et on en a rigolé. Pour le moment nos plannings ne nous permettent pas de lancer un projet concret mais l’envie est là, alors ça pourrait bien se faire prochainement.
Caroline Godart : Merci pour ton indulgence. Début avril, tu as présenté une étape de travail de ton prochain spectacle, Abri, au Théâtre National Wallonie-Bruelles devant un public de professionnel.le.s. Peux-tu nous en dire plus sur ce spectacle ? Quelle est sa genèse, que veux-tu y raconter, vers où veux-tu l’emmener ?
Silvio Palomo : C’est un projet qui a commencé il y a deux ans. Je travaille toujours avec le même groupe de personnes ; certaines sont parties et d’autres arrivées, mais ça reste le même noyau. Nos spectacles se construisent toujours en écho au précédent et à la fin d’Ørigine, les protagonistes se réfugiaient dans un abri pour échapper à la fin du monde. On est parti.e.s de ces questions : qu’est-ce que ce serait de décortiquer les comportements de cette petite communauté qui s’est réfugiée dans un abri ? Comment arrivent-iels à vivre ensemble ? Le spectacle précédent s’arrêtait à la rencontre avec l’autre—on y voyait de la gentillesse, de la politesse, des rapports de surface. On voulait réinterroger ça, mais cette fois dans un lieu avec des personnes qui seraient contraintes de vivre ensemble dans un espace clos. On a commencé à travailler à Montevideo, à Marseille, puis le premier confinement est arrivé, et il a bousculé ce sur quoi on travaillait car c’est devenu la réalité de tout le monde. On est très attaché.e.s à l’idée de s’inspirer du réel mais il important pour nous de le décaler…
On voulait interroger cette idée de « vivre ensemble », concept qu’on entend beaucoup, et raconter ce que peut être un groupe, et comment l’effet de groupe peut nous amener à des situations absurdes voire dangereuses. Je me suis documenté sur la tyrannie des petites décisions et le paradoxe d’Abilene, du sociologue Jerry B. Harvey, qui explique qu’un groupe peut prendre collectivement une décision que chacun de ses membres déplore secrètement. Petit à petit on s’est rendu compte qu’on voulait aussi amener un rapport au langage un peu différent, par des figures de rhétorique et la langue de bois. On s’amuse à donner l’illusion qu’on est en train de construire une pensée alors qu’on est juste en train de brasser de l’air. Enfin, le spectacle raconte comment dans un groupe, malgré toute la bienveillance, malgré la volonté des protagonistes elleux-mêmes, il y a forcément des rapports de force et de domination qui s’installent.
Caroline Godart : Est-ce qu’il s’agit-là d’une réflexion sur votre propre travail de groupe ?
Silvio Palomo : Oui, ça part vraiment de notre rapport au travail et de comment on le donne à voir dans un spectacle. Mais il y a aussi un décalage, et les acteur.rice.s s’en amusent beaucoup sur le plateau. Concrètement, on travaille sur base de contraintes, toujours assez simples à la base : par exemple, l’interdiction de dire « non ». On voit que si on ne peut jamais dire non dans une conversation on arrive à une impasse et ça crée des situations absurdes.
Caroline Godart : Peux-tu en dire plus sur ce travail de la contrainte ?
Silvio Palomo : La première, c’est d’habitude la scénographie, qu’on imagine avec mon frère Itzel Palomo. C’est cet espace-là que les acteur.rice.s doivent habiter. On écrit avec le décor qui est un vrai partenaire de jeu. Mon travail est de faire dialoguer l’atelier du plasticien et le plateau de théâtre. Deuxièmement, il y a les contraintes de langage et les contraintes corporelles. Par exemple, on a décidé qu’on n’avait jamais le droit d’entrer en conflit, ce qui va à l’encontre de règles fondamentales au théâtre puisqu’il n’est habituellement fait que de conflits. Dès lors, on se demande ce qu’on peut raconter si le conflit n’arrive jamais, et ce que ça nous raconte des êtres humains. On a d’autres contraintes aussi : avoir les bras le long du corps, ne jamais être dans la négative, ne jamais se toucher, ne jamais crier, toujours maintenir présente une certaine douceur. Ces contraintes-là sont strictes, mais paradoxalement elles permettent aux acteur.rice.s qui travaillent avec ces règles de s’en libérer en les habitant complètement. Cela me fascine de les regarder : iels arrivent à rendre avec précision toutes les imperfections des êtres humains. On veut garder cette fragilité-là et l’écrire de la manière la plus précise possible. Tout notre travail tient dans cet équilibre entrele fait d’honorer cette vulnérabilité humaine et le risque de se casser la figure.
Caroline Godart : Peux-tu en dire plus sur la manière dont est positionné.e le spectateur.rice ?
Silvio Palomo : Dans nos spectacles, on donne à voir des rapports de force au sein de groupes : comment on peut reprendre la main dans une conversation, comment on essaie de se placer dans un groupe dans une discussion, etc. On cherche à créer une grosse loupe pour le spectateur.rice pour qu’iel puisse déceler ces mécanismes et rapports de force. On a donc une certaine exigence vis-à-vis du spectateur.rice, qui se retrouve aussi dans la forme. Par exemple, le volume sonore faible fait partie des contraintes d’écriture : l’absence de micro oblige le spectateur.rice à tendre l’oreille et à rester en tension avec la scène. C’est dans ce sens la qu’on lui demande une implication : on ne l’oblige à rien, il ou elle peut rester en retrait, mais nos spectacles demandent un investissement de sa part. Les spectateur.rice.s doivent se positionner face à ce qu’iels voient en tant qu’individus et en tant que groupe. Nos représentations sont souvent très différentes car tout dépend de la manière dont la salle décident d’intéragir avec la scène. De notre côté, on leur laisse cette liberté de choisir, d’anticiper (ou non) ce qui pourrait advenir en leur offrant un rythme assez lent, en leur laissant le choix d’habiter le spectacle à leur façon. Ce désir d’impliquer le public est très fort dans la construction, et c’est aussi le cas pour les acteur.rice.s : même s’il y a un 4e mur, iels restent en permanence très à l’écoute de la salle et toutes leur conversations sont une invitation pour la spectateur.rice : notre but est qu’iels assistent à des conversation en ayant l’impression qu’iels pourraient presque lever la main et ajouter quelque chose.
On veut aussi laisser la possibilité de juger les personnages, qui tiennent souvent des propos un peu dérangeants. Ça fait écho à des expériences qu’on a régulièrement dans la vie et qui nous mettent mal à l’aise, comme des conversations avec des gens qui ont l’air assez aimables avant de basculer dans des propos plus que douteux: homophe, raciste ou sexiste.
Les acteur.rice.s forment aussi un groupe connoté socialement, des jeunes gens blanc.hes. Leur présence est donc aussi marquée par tout le non-verbal, tout ce qui les dépasse en tant que personnages, y compris leurs hésitations, la manière dont iels se comportent les un.e.s vis-à-vis des autres. C’est là toute une grille de lecture possible pour le spectateur.rice, et ce sera différent pour chacun.e.
Caroline Godart : Le texte est précis, doux-amer, terriblement efficace à la fois dans sa dénonciation de l’aliénation, et tendre dans ce qu’il révèle de l’indémontable humanité des personnages, malgré l’absurdité des injonctions à sans cesse produire et reproduire. Voudrais-tu en dire plus sur la place du texte pour toi ? Et comment se construit-il ?
Silvio Palomo : Je n’écris jamais à l’avance et je ne construis pas un spectacle à partir d’un texte. Celui-ci se construit de manière collective au plateau et fait partie d’un tout : les gestes des acteur.rice.s sur scène en racontent autant que lui et je prends beaucoup de temps à choréographier leurs mouvements et déplacements. Le texte c’est une des parties du spectacle, une des manières de raconter le spectacle ; ce qui compte pour nous est surtout de mettre en avant les contradictions entre ce que l’on dit et ce que l’on fait. Le texte se base sur des bribes de conversationsqu’on a entendues, des anecdotes, des souvenirs de vacances, que l’on transforme en texte à partir d’improvisations très longues qui durent 1h à 1h30. On fait des heures de conversations avant de sélectionner ce qui va être dit sur scène, ce qui demande beaucoup de concentration, d’implication et de patience pour les acteur.rice.s et pour moi.
Caroline Godart : Ton travail porte largement sur le quotidien, qui est souvent vu comme ennuyeux, routinier, répétitif, et ce dernier aspect est particulièrement mis en avant dans tes spectacles. Tu écris sur ton site qu’il « est possible que la répétition de nos actions cache un sens nouveau ». Quel est ce sens qui naît de la reproduction ?
Silvio Palomo : Mon travail revêt un aspect critique, mais il est aussi habité par un amour pour nos imperfections et tout ce qui nous rend humains et nous touche dans les plus petites choses de la vie. L’humour et la joie d’être ensemble sont très présent.e.s dans nos projets. Comme dit l’idiot de Dostoïevski « c’est bien aussi d’être comique, c’est plus facile de se comprendre les uns les autres et de faire la paix ». Quand je parle du rapport de la scène et à la salle, c’est une confrontation joyeuse ; il y a cette soif d’étonnement, de s’émerveiller de la moindre chose. C’est ce qu’on essaie de faire en décelant toutes ces petites choses du quotidien: se réapproprier le quotidien, le dérisoire et les rendre visibles au plateau. C’est par la répétition de ces bavardages et gesticulations qu’on essaie de leur insuffler de la poésie et voir ce quelles racontent de notre société.
La création d’Abri aura lieu en avril 2022 à la Balsamine (Bruxelles), et d’autres dates sont prévues à Actoral (Marseille) à l’automne 2022. Toutes les infos sont sur le site www.silviopalomo.com
Abri, Conception Silvio Palomo, Scénographie Itzel Palomo, Création lumière Léonard Cornevin Avec Léonard Cornevin, Aurélien Dubreuil-Lachaud, Manon Joannotéguy, Jean-Baptiste Polge, Nicole Stankiewicz, et Noémie Zurletti. Production Little Big Horn et le Comité des fêtes Avec le soutien de La Balsamine Théâtre, du Théâtre Varia – Centre dramatique de la Fédération Wallonie Bruxelles, du Centre Wallonie-Bruxelles Paris et de Montévidéo, Centre d’Art/Marseille.