Dans le cadre du portrait Krystian Lupa proposé par le Festival d’Automne à Paris cet automne, le metteur en scène polonais s’empare de la dernière pièce de Thomas Bernhard, Place des héros, pour interroger « ce qui entraîne chez un individu et une communauté d’individus […] le besoin de chercher et de se donner un objet de haine »¹. Un spectacle « bourgeophage » d’une violence acerbe qui révèle des acteurs lituaniens à l’interprétation magistrale.
Écrite en 1988 alors qu’en Autriche l’implication présumée du président fédéral Kurt Waldheim aux crimes nazis provoque un scandale international, Place des héros se compose de trois actes où nous suivons l’entourage du professeur Joseph Schuster, récemment suicidé. Trois actes durant lesquels les clameurs oubliées de Heldenplatz, celles qui célébraient l’annexion de l’Autriche par Hitler en 1938, n’ont de cesse de sourdre jusqu’à provoquer l’effondrement du spectateur pour le placer face à la seule vérité possible : celle d’une existence partagée dans le temps de la représentation théâtrale.
Des clameurs qui restent d’abord silencieuses et se devinent à peine dans cette présence étrange d’Herta, la femme de chambre qui se tient, muette, au bord de la fenêtre aux vitres moirées pour contempler l’absence du corps du professeur Schuster qu’elle a vu s’écraser sur le sol, trois étages plus bas. Pendant le premier acte, Madame Zittel et Herta sont seules dans l’appartement de la Place des Héros où figurent deux grandes armoires contenant des chemises et des paires de chaussures à cirer, une porte découpée sur de hauts murs gris contre lesquels tombe une lumière froide et des cartons à cour en attente d’un départ pour Oxford qui n’aura jamais lieu. Tandis que Madame Zittel fait renaître le spectre du professeur par une démonstration de repassage, Herta semble ailleurs, perdue dans les méandres de désirs inassouvis d’ascension sociale, de relation amoureuse et/ou de mort. Comme ces tournesols que l’on trouve à Neuhaus, elle se tourne vers la fenêtre soudain éclairée et désigne le lieu des disparitions – celle des foules de 1938 désormais silencieuses, celle du professeur suicidé et celle à venir de son épouse, à la toute fin du spectacle.
Des clameurs qui deviennent ensuite audibles à travers la figure de Robert, le frère du défunt, lors du second acte qui s’ouvre sur un espace comme agrandi : un banc à l’avant scène, légèrement décalé à jardin, un vide délimité par des lignes rouges et les images projetées sur les murs d’un parc en hiver. À cour, une grande caisse en bois recouverte d’une bâche noire cache ces quelques mots que Robert, en arrivant, fera lire au spectateur : « Das Volk ist wie ein Weib, es will vergewaltigt sein. » Suivis d’une croix gammée. C’est-à-dire : le peuple est comme la femme, il veut être violé. La présence silencieuse du fascisme sous forme d’inscription précède la voix de Robert qui fait enfin entendre le contenu de ces clameurs oubliées : l’humanité (et Lupa prend soin de remplacer dans le texte de Bernhard les occurrences des « Viennois » par « les gens ») est dominée par un désir de mort et par la haine de l’autre. Plutôt qu’une exhortation ou un appel à la révolte, la parole de Robert est une parole épuisée qui se place après l’espoir car « toutes les protestations sont exclues à la fin de la vie ». Simplement être là et parler face à ces spectateurs qu’Anna prend pour des cygnes. Parler, et être pris d’un fou rire au paroxysme de son discours. Rire de la médiocrité de sa diatribe qui redouble la haine qu’elle décrit. Rire pour manifester l’inanité de tout discours, rire du cynisme de ce monde auquel il appartient comme malgré lui et qu’il exhibe aux yeux du spectateur non par cruauté mais presque par ennui, pour occuper le temps de l’agonie. Rire, enfin, du silence contrit des spectateurs dont l’existence est rappelée par ces lumières qui l’aveuglent pendant toute la seconde partie de cet acte. Au milieu d’une humanité condamnée à mort, une co-existence des spectateurs et des acteurs a lieu. Et c’est à cet endroit, sans doute, que se trouve le seul espoir : dans la vérité d’une « co-existence de l’acteur et du spectateur » – cette vérité du rituel théâtral que Lupa place au coeur de son travail.
Lorsqu’à la fin du dernier acte, les clameurs oubliées de la foule viennoise applaudissant le discours d’Hitler résonnent et saisissent d’effroi Madame Schuster, le spectateur est le seul, avec la veuve du professeur, à les entendre au travers des vitres pourtant refermées par la gouvernante. Les applaudissements du public une fois la représentation achevée s’imposent comme leur écho dérangeant. Peut-être faudrait-il, plutôt que d’applaudir, suivre les derniers mots du spectacle Des Arbres à abattre : « écrire immédiatement et sans délai » pour lutter contre l’oubli de ces clameurs fascistes qui n’ont de cesse de resurgir et pour déjouer la haine.
Place des Héros de Thomas Bernhard mise en scène, décor et lumières Krystian Lupa Représentations à La Colline jusqu'au 15 décembre. avec Povilas Budrys, Neringa Bulotait.e, Egl.e Gabr.enait.e, Doloresa Kazragyt.e, Viktorija Kuodyt.e, Valentinas Masalskis, Egl.e Mikulionyt.e, Vytautas Rumšas, Ar-unas Sakalauskas, Rasa Samuolyt.e, Ar-unas Smailys, Toma Vaškevici-ut.e costumes Piotr Skiba projections vidéo Łukasz Twarkowski composition Bogumił Misala assistant à la mise en scène Giedrė Kriaučionytė assistant à la mise en scène Adam A. Zduńczyk
À noter, le 16 décembre à Paris, de 16h30 à 18h30 à la Galerie Hus (4, rue Aristide Bruant 75018 Paris - Métro Abbesses ou Blanche), à l’occasion du portrait consacré à Krystian Lupa dans le cadre du Festival d’Automne à Paris, l’Institut Adam Mickiewicz propose une exploration du paysage artistique polonais, en s’intéressant au parcours de cinq « Fatherkillers ». Ces tueuses de pères, pour reprendre l’expression de Gruszczynski dans son livre sur la scène polonaise à la fin du XXe siècle, sont des metteuses en scène et/ou dramaturges qui comptent aujourd’hui en Pologne. Dans le sillon (mais pas dans l’ombre) de quelques pères de théâtre comme Krystian Lupa ou Krzysztof Warlikowski, ces jeunes femmes ont trouvé un langage artistique personnel et original. Débat animé par Piotr Gruszczynski et Sylvie Martin-Lahmani (co-directrice de publication d'Alternatives théâtrales), en présence de Anna Karasinska, Magda Szpecht, Anna Smolar, Katarzyna Kalwat, Weronika Szczawinska. Toutes les infos.
Dans le cadre de la programmation du spectacle "Des arbres à abattre" à l'Odéon, nous publions également cette semaine la critique de Christophe Triau parue dans le n°128 (mars 2016).
1. Propos recueillis par Francis Cossu, programme des représentations du Festival d’Avignon 2016, trad. Agnieszka Zgieb.