Du 17 au 20 novembre dernier, j’ai été invitée à participer au jury du Brussels Art Film Festival (BAFF), organisé par Sarah Pialeprat (directrice du CFA – Centre du Film sur l’Art) et Adrien Grimmeau (commissaire d’exposition et programmateur du festival pour l’Iselp – Institut supérieur de l’étude du langage plastique) en partenariat avec l’Iselp, la Cinematek et Bozar.
Durant trois jours, nous avons été immergés dans une foisonnante production de « films sur l’art », un genre aux contours flous, difficile à définir mais passionnant à découvrir, où non seulement les arts plastiques mais aussi les arts de la scène se retrouvent sous l’œil de la caméra.
Le prix Découverte – qui récompense un réalisateur de moins de 30 ans – a d’ailleurs été attribué à Yoann Stehr et Stephan Dubrana pour Trust in me, court métrage de 23 minutes documentant un stage de marionnettes donné, en décembre 2015, au Théâtre de la Galafronie par Natacha Belova, scénographe, costumière, marionnettiste et plasticienne bien connue de nos théâtres…
Trust in me : credo des marionnettes
Au départ, Yoann, jeune cinéaste diplômé de La Cambre, voulait faire un portrait de Natacha Belova qu’il avait rencontrée alors qu’il réalisait les vidéos du spectacle Borgia, comédie contemporaine, un spectacle de la Compagnie Point Zéro créé en 2015. Natacha lui a plutôt proposé de filmer le stage de marionnettes qu’elle allait donner, intitulé « Laboratoire Plan B ». Yoann a demandé à son frère Stephan de le rejoindre sur le projet. Trust in me est né de là…
Au-delà de la dimension documentaire – assumée avec clarté et simplicité entre autres par des voix off –, ce petit film nous donne accès à l’intimité du processus de création des marionnettes à taille humaine réalisées par les artistes de tous horizons réunis dans ce « Laboratoire plan B ». On entre dans la recherche personnelle de chacun/e, révélatrice, perturbatrice, transformatrice… car il s’agit rien moins que de créer un « être » uni à soi et lui donner vie. Cette gestation, cette naissance, cette relation délicate, troublante et troublée qui s’élabore entre les marionnettistes et leurs « créatures », le cinéma les saisit au vif, les met aux prises avec la réalité, les connecte avec d’autres réalités empruntées parfois à d’autres films, ouvrant sur l’inconscient individuel et collectif à l’œuvre dans ce processus artistique, et déployant sa propre poétique filmique.
Le film joue aussi avec notre trouble de spectateurs face à ces entités doubles car, au-delà de la manipulation par les marionnettistes, « c’est le regard du public qui donne vie à la marionnette », déclare un des artistes stagiaires. « Si le public veut bien croire que la marionnette est vivante, alors elle est vivante ». Trust in me… « croyez en moi » semblent nous dire toutes ces figures muettes dont la présence-absence crève l’écran. Et on y croit, d’autant plus que le film nous y mène par ses propres moyens – cinématographiques – sans jamais verser dans l’illusion spectaculaire… car le simulacre de la vie ne tient qu’à un fil et la création est toujours fragile. C’est là où le « film sur l’art » a tout son intérêt et où celui de Yoann Stehr et Stephan Dubrana est une réussite.
Le film sur l’art : une histoire en devenir
Mais d’où vient cet intérêt de mettre l’art du cinéma « au service » d’un autre art ? Que comprendre de l’histoire de ces films qui, d’abord rattachés au documentaire, voire au cinéma pédagogique, ont ensuite trouvé une autonomie au sein du genre « film sur l’art » ? Quel apport artistique cette production représente-t-elle ? Qu’apporte-t-elle en retour au cinéma ? Où sont ces films ? Comment les voir ? Et quelle est la situation présente de ce type d’approche ?
Entretien avec Sarah Pielaprat à ce sujet…
I. D. – Sarah, tu diriges depuis 2011 le Centre du Film sur l’Art, une institution assez unique, subventionnée par la Fédération Wallonie-Bruxelles et le Parlement francophone bruxellois… Peux-tu retracer brièvement l’histoire du film sur l’art et l’origine de ce Centre ?
S. P. – Je ne suis pas une historienne du genre… mais on considère le cinéaste allemand Hans Cürlis comme le créateur du documentaire artistique et culturel (Kulturfilm) dans les années 1920 à Berlin. Son but était de mettre l’art à la portée de tous via le medium du cinéma. Le film documentaire en général, et sur l’art en particulier, a une vraie histoire liée à la Belgique, avec Henri Storck, père du documentaire belge à la fois social (par ses films engagés comme le célèbre Misère au Borinage coréalisé avec Joris Ivens en 1936) et artistique : ce genre lui tenait à cœur parce qu’il avait fréquenté des peintres comme Ensor, Spilliaert et Permeke, et son ambition était de faire, grâce au cinéma, une œuvre plastique dotée du mouvement. Il a par exemple filmé les tableaux de Paul Delvaux et a réalisé avec le critique d’art Paul Haesaert un film sur Rubens. C’est aussi lui qui a fondé le Centre du Film sur l’Art en 1980, dédié à la promotion, la conservation et la diffusion, non pas de films d’artistes ou de « captations » (de créations chorégraphiques ou théâtrales), mais de documentaires sur des artistes, sur des œuvres d’art, des pratiques et des processus de création, des événements artistiques…. Des documentaires qui soient eux-mêmes artistiquement intéressants par leur forme et leur point de vue.
I. D. – Au départ, ces films d’art étaient donc surtout consacrés aux peintres ?
S. P. – En effet. Les archives cinématographiques les plus anciennes datent de 1914-15, où l’on voit Monet debout dans son jardin de Giverny en train de peindre ses nymphéas et Renoir en chaise roulante peinant à tenir ses pinceaux entre ses doigts arthritiques… Mais la peinture pose un problème au cinéma : que faire du corps du peintre ? Comment saisir le geste de l’artiste avec sa main et son dos dans le chemin ? Dans Les mains créatrices (Schaffende Hände, 1923) de Hans Cürlis, les mains sont omniprésentes dans le champ de la caméra. C’est à Paul Haesaert qu’on doit l’idée de demander à l’artiste de peindre sur une vitre derrière laquelle on le filme. Il utilise ce procédé dans son court métrage Visite à Picasso en 1950, avant qu’Henri Clouzot ne s’en inspire pour son propre long-métrage Le mystère Picasso en 1957.
Certains artistes ont eux-mêmes commencé à documenter leur travail. C’est le cas des films processuels de Brancusi : dans les années 1920, sur les conseils de Man Ray, il entreprend de réaliser des photographies de ses sculptures et peu après, de les filmer, instaurant un dialogue fécond entre sa production sculptée, la photographie et le film. Les arts contemporains tiennent compte de la dimension processuelle de la création, ainsi que de sa documentation et de son archivage – où le cinéma et la vidéo occupent une place singulière.
La télévision a évidemment aussi joué un rôle dans le développement du documentaire sur l’art, à partir de la fascination d’entrer dans l’intimité créatrice d’un grand artiste, de capter le « génie » au travail…
Progressivement, le genre s’est ouvert aux autres arts que plastiques, avec une prédilection pour la danse, art du mouvement propice au cinéma, et il s’est déployé à mesure que les moyens de filmer se sont démocratisés et démultipliés.
Le plus important festival de films sur l’art est le FIFA à Montréal, qui existe depuis 1981 et dure plus d’une semaine. Il y a aussi Artecinema à Naples où le tout Naples se rend depuis plus de 20 ans et d’autres initiatives plus récentes comme les JIFA du Louvre ou le FILAF à Perpignan…
I. D. – et le BAFF à Bruxelles !
S. P. – BAFF est le nouveau nom donné au festival qui existe officiellement depuis 16 ans. Mais pendant 12 ans, il a existé sous la forme d’un week-end de sélection de films sur l’art organisé par l’ISELP. Depuis 2013, Adrien Grimmeau et moi menons la programmation du festival ensemble, avec une sélection internationale et une compétition nationale. Et nous ne sommes pas de trop de deux car nous recevons de plus en plus de films : 50 en 2012, plus de 70 cette année… rien qu’en Belgique.
I.D. – avec toutefois peu de films sur le théâtre…
S. P. – En effet, il y a là un terrain à défricher pour les cinéastes !