- A propos de son écriture, par Karolina Svobodova
- Autour de Il n’y a rien dans ma vie qui montre que je suis moche intérieurement, par Evelyne Lecucq
Vous les retrouverez dans le numéro 148 à paraître fin février 2023 : ARTS VIVANTS : marionnette, cirque, création dans l’espace public.
Vous pouvez voir Il n’y a rien dans ma vie…, au Théâtre Mouffetard du 10 au 19 janvier 2023.
Site compagnie : https://www.garecentrale.be/
Agnès Limbos : écrire pour et avec l’objet
Karolina Svobodova
Tandis qu’un auteur de texte choisit attentivement chacun de ses mots, soupèse les uns par rapport aux autres, interroge leur sonorité et les possibilités interprétatives qu’ils offrent, dans le théâtre d’objets ce sont les objets eux-mêmes qui sont examinés et testés minutieusement dans le cadre du récit à raconter. En effet, lors du travail sur le plateau, les gestes remplacent progressivement les mots, devenus redondants : « Il faut trouver l’objet qui résonne. Au lieu de dire : « Elle habitait dans un petit chalet en haut de la montagne », on met un chalet et c’est fait »[1], explique Agnès Limbos à propos de sa grammaire objectuelle.
Son écriture est donc d’abord une écriture de plateau : à partir des objets et des phrases improvisées, une dramaturgie se dessine. Elle se développe en parallèle dans les cahiers que l’artiste remplit, les notes de recherche et les retranscriptions des improvisations. Une fois la matière accumulée, un travail d’écriture à table développe la dramaturgie amorcée sur le plateau. Au bout du processus créatif, un texte est produit : la conduite du spectacle. Document interne, document de travail où sont consignées toutes les actions et toutes les phrases… quels sont le statut et le potentiel devenir d’un tel texte ? Pourrait-il enrichir le répertoire du théâtre d’objets, d’acteurs et de marionnettes contemporain ?
La conduite, texte de théâtre ?
« Agnès avec perruque et manteau de fourrure est assise à la table d’objet (la table-objet est une table en formica, une table de cuisine), elle attend le début de spectacle. Yan est assis à jardin, sur le côté, sur le tabouret adossé au mur. Agnès encoche le cassettophone, se lève avec son sac et rapidement sort, un temps d’arrêt, et puis rentre d’où elle est sortie, perdue, hagarde, elle déambule, d’abord direction cour avec des arrêts suspendus puis revient toujours derrière la bassine, revenant direction à jardin, des regards. Elle a des regards vers Yan de temps en temps, avance trois pas. La voix (qui est une voix qui sort du cassettophone qui dit s’il vous plaît… » (Conduite des premières étapes de travail de Il n’y a rien dans ma vie qui montre que je suis moche intérieurement, avec Yannick Renier et Christophe Sermet)
Alors qu’Agnès Limbos considère que ce texte « ne va rien dire aux gens », il faut le rapprocher des scénarios édités lesquels, par les dialogues, les descriptions des décors et des mouvements de caméra, invitent les lecteurs à « faire le film dans leur tête ». Le rapprochement avec le cinéma n’est pas anodin : de fait, c’est bien au langage cinématographique qu’Agnès Limbos a recours pour faire – et donc aussi pour témoigner de – son théâtre : « Moi je dis toujours le théâtre d’objets c’est une écriture cinématographique : on fait des séquences, on travaille sur des storyboards, on crée des images… »
Dans le cas des textes écrits en lien avec le plateau, on peut se demander comment ils pourraient résonner indépendamment des images scéniques : sont-ils assez forts, assez intéressants, assez ouverts pour susciter d’autres interprétations et adaptations ? Et si la publication devait avoir lieu, sous quelles formes ces textes pourraient-ils être édités ?
À ces questions, citons, pour ouvrir la réflexion, la réponse apportée par le fondateur et directeur des éditions Lansman (maison d’édition spécialisée dans les textes dramatiques[2]) à Agnès Limbos qui lui demandait pourquoi il ne lui avait jamais proposé de publier un de ses textes : « Il y a beaucoup trop de silences. Il y a beaucoup trop de pages blanches, avec toi ce n’est pas possible. »
Compagnie Gare centrale – Il n’y a rien dans ma vie qui montre que je suis moche intérieurement
Evelyne Lecucq
Alors que le public s’installe dans la salle, sur la scène, des bras désarticulés sont déjà sortis d’un vêtement de fourrure informe et s’étalent, inertes sur le sol. On ne distingue pas de quoi ou de qui il s’agit. Pas de visage, pas d’identité, mais le spectateur peut établir un lien entre cette masse de poils et la grosse souche de bois placée plus loin à cour. Il y a du sauvage dans l’air. En contraste, côté jardin, une table de Formica blanche accompagnée d’un meuble de rangement installe l’intimité du foyer, ce quotidien immaculé – à toujours scrupuleusement nettoyer – que la société vend aux femmes. Autre violence perceptible, celle du conditionnement. Le décor est posé, la personne au sol peut se relever, titubante, en état de choc, pour nous entraîner dans l’observation du spectacle d’un cauchemar civilisé, le féminicide.
La compagnie Gare centrale travaille en peintre. Par touches d’objets dans l’espace, elle nous donne à voir l’enchâssement de situations assassines depuis la nuit des contes.
Il y a également du Buster Keaton chez Agnès Limbos. Ce même talent pour incarner le tragique en traversant l’absurdité avec l’impassibilité d’une horloge et pour faire sourire le spectateur en guise d’ultime sursis avant de le saisir d’effroi. Le théâtre d’objets comme art du décalage pour mieux atteindre la cible.
A lire sur notre blog et dans le numéro 126-127 d’Alternatives théâtrales (octobre 2015) : Les Ressacs du capitalisme (à l’occasion du focus consacré à Agnès Limbos actuellement à Bruxelles au Théâtre des Martyrs et au Théâtre de la Montagne magique, par Carole Guidicelli).https://blog.alternativestheatrales.be/les-ressacs-du-capitalisme/
[1] Toutes les citations sont extraites d’un entretien avec Agnès Limbos, réalisé par Karolina Svobodova, le 28.04.2021.