Au départ du projet, il y a cette envie de marquer un anniversaire sans faire de commémoration. Marquer le temps, mais autrement qu’en se tournant vers le passé (ce que je fais pourtant maintenant, en remontant dans mes notes à l’occasion de ce billet…) : en saisissant l’occasion d’en faire le cadre d’un nouveau projet. Et pour ne pas nous mettre en position de recevoir le cadeau (ce qui est un peu indélicat quand on décide de rendre son anniversaire public), c’est nous qui allons le faire : ce sera le choix que nous offrons, pour l’occasion, au public.
Par voie de conséquence, c’est une invitation à suivre pour une fois sous un angle différent la vie d’une production dans un théâtre, dans une perspective temporelle longitudinale, si on peut dire. Le public est invité à être partie prenante à ce qu’il va voir, puisqu’il est à la source du processus de travail, et ce faisant il est invité à toutes les étapes.
Mais ce processus du choix demande une réflexion approfondie : comment choisir ce qu’on va donner à choisir ?
Très vite, il nous est apparu que le terrain commun qui pouvait se dégager entre le public et nous, le terrain le plus évident, c’était le répertoire. Ce n’est pas notre pratique habituelle, nous préférons d’ordinaire la création originale. Mais dans le cadre de ce projet-ci, nous avons réalisé que cela nous permettait de l’aborder dans une autre perspective : plutôt que d’être l’objet d’une prescription, le répertoire devenait le terrain où lever la frontière scène/salle, ainsi que l’objet même d’un dialogue inusité. Un élément objectif, extérieur à nous et au public.
Cela ne nous a pas simplifié la tâche, que du contraire. Combien de pièces ? Et lesquelles ?
C’est ici une réflexion conjointe que nous avons menée avec le Théâtre de Liège, qui s’est montré très réactif quant aux hypothèses qui ont émergé. Sondages express, approches de terrain spontanées qui ont apporté des réponses concrètes aux moments cruciaux.
Quels textes choisir ? Notre idée de base était qu’il fallait que ces pièces puissent dire quelque chose à un public « lambda », et qu’elles soient toutes d’un niveau équivalent de perception immédiate : pas complètement exotiques, mais pas non plus parmi les blockbusters intemporels : pas de Hamlet ou de Trois sœurs qui auraient immanquablement raflé la mise. À un moment nous avons pensé faire une sorte de tour d’Europe, voire du monde, afin d’ouvrir les perspectives. Il en est resté quelque chose, mais nous manquions d’éléments tangibles pour le public : que ce soit un personnage emblématique (Volpone, de Stefan Zweig), la réunion d’un monstre littéraire et d’un monstre cinématographique (Moby Dick, Orson Welles), une découverte récente (Rafael Spregelburd que nous venions de jouer à Liège), la redécouverte d’une autrice belge dans sa réappropriation du répertoire (Michèle Fabien, Amphitryon), une thématique propre à la vie d’une ville (Notre petite ville de Thornton Wilder), un sujet aguicheur (Sept pipes de Mac Wellman), un ovni russe post-soviétique (Diagnostic : Happy Birthday de Konstantin Kostienko).
Le travail de lecture et de défrichage s’avère conséquent. Nous nous sommes fixés comme consigne de ne pas commencer le travail de mise en scène avant la date du vote, mais de toute façon nous n’en avons pas le temps. Il faut baliser le terrain, pour évaluer les conditions de faisabilité purement budgétaire des projets : distribution minimale, nécessités scéniques de base. Nous avons proposé à Julie Devigne de mettre à profit le stage passé chez nous pour dégager avec nous ces dramaturgies de bases, et elle s’est acquitté de sa tâche haut la main.
À partir de là, la mise en place de la stratégie de communication s’est élaborée avec les équipes du théâtre : relations avec les écoles, les associations, les amis du Théâtre, etc., autour de l’argument inédit qu’est la possibilité de voter, d’une intervention directe sur le projet. Et d’autre part, en prenant appui sur la ville elle-même, en prise directe : clips de présentation des pièces sous forme de micro-trottoirs, performance festive lors du piquenique urbain, cérémonie publique de clôture des votes le 16 novembre 2015 avec lecture d’un extrait du texte gagnant.
Il a été intéressant de suivre l’évolution des choix du public : dans un premier temps, ce sont Notre petite ville et Volpone qui ont dominé, sans doute le propos de proximité de l’une et la célébrité et le comique sarcastique de l’autre ont prévalu. Mais à partir de septembre, la donne a changé : ce sont peu à peu Amphitryon et Moby Dick – en répétition qui se sont imposés, pour donner lieu finalement à un duel chargé de suspens, pour finalement pencher en faveur de la geste du mythique cachalot albinos à une dizaine de voix près. 1 222 personnes auront voté au final, ce qui représente à peu près deux fois et demie la salle de la Grande Main du Théâtre de Liège. Joli score pour le public.