Pour une écologie des affects.

Ensine-me a fazer arte, Tania Alice avec la participation de Rodrigo Maia, Festival de São José dos Campos, 2018. Photo : Melissa Rahnal
Ensine-me a fazer arte, Tania Alice avec la participation de Rodrigo Maia, Festival de São José dos Campos, 2018. Photo : Melissa Rahnal

Pour en savoir plus sur les scènes brésiliennes contemporaines, découvrez notre publication de juillet 2021 !

http://www.alternativestheatrales.be/catalogue/revue/143

Entretien avec Tania Alice

En tant qu’artiste-chercheuse engagée dans la pratique, la recherche et l’enseignement des arts du spectacle et, en particulier, de la performance, tu développes, à l’Université Fédérale de l’État de Rio de Janeiro (UNIRIO) des recherches avec le Collectif « Performers sans Frontières » qui possède une ramification en France et peut-être, bientôt, en Belgique. À travers ce dernier, il s’agit de mener des actions artistiques dans des zones de trauma. Comment est née cette approche artistique spécifique ?

Dans nos parcours d’artistes-chercheur.se.s, il y a toujours des moments-clés. Pour moi, l’un de ces moments s’est produit lors d’un projet que j’ai débuté en 2015 et qui s’intitulait The Bed Project. J’ai réalisé ce projet pendant plusieurs années consécutives, dans plusieurs pays du monde, notamment en France, au Togo, en Belgique… Il consistait à installer mon lit dans des espaces publics pour inviter les passants à m’y rejoindre. Nous faisions alors ensemble des vidéos qui parlaient de leurs logements, leurs quartiers, etc. Un jour, alors que je m’apprêtais à commencer les rencontres dans une communauté de Los Angeles[1], j’ai vu qu’il y avait une énorme queue de personnes qui attendaient impatiemment leur moment d’entrer dans le lit. Au fil des dialogues, j’ai compris ce qui s’était passé : le leader de la communauté avait expliqué aux habitants qu’il y aurait des séances de thérapie au lit avec une artiste pour ceux qui ne voulaient pas se rendre chez un.e psychologue. Il n’avait pas utilisé d’expression comme « performance » ou « projet participatif » pour expliquer ce qui allait se passer mais des mots qui faisaient sens pour les habitants. Cela a confirmé ce que j’avais déjà senti dans les années 2000 quand j’avais décidé de quitter les salles de théâtre et d’exposition pour travailler avant tout dans la rue, en proposant des performances relationnelles et des projets participatifs : quand je vais à la rencontre de personnes, ce qui est intéressant, c’est de leur proposer quelque chose qui fait sens pour elles, plutôt que de projeter ce que je pense qui devrait faire sens pour elles. Pour savoir cela, il faut prendre du temps, écouter, être dans la rue, dans les quartiers. En fonction de cette expérience, j’ai décidé de m’outiller en suivant une formation de trois ans en tant que thérapeute du trauma (Somatic Experiencing ®), et d’autres en Yoga du Rire, Access Bar, Communication Non Violente, massothérapie… Ces diverses formations m’ont fait découvrir des outils que je peux utiliser pendant mes performances. Qu’il s’agisse de collecter des rires à domicile dans un quartier défavorisé de Marseille[2], de proposer des danses à domicile pour créer du lien entre les voisins[3], de collecter des câlins de 15 minutes au Brésil pour les apporter ensuite personnellement aux victimes des tremblements de terre au Népal[4], de réinvestir affectivement les rues de Bruxelles avec des câlins après les attentats[5], de collecter les plus belles histoires d’amour d’une ville pour les restituer aux habitants[6] ou de faire des performances destinées aux animaux[7], je mélange les outils artistiques et thérapeutiques pour développer une thérapeutique sociale, une sculpture sociale, comme dit Beuys, dans la perspective des arts du Care, de prendre soin de. Le projet de recherche que je développe à l’Université consiste, entre autres, à systématiser les approches possibles pour ce type de projets et les rendre accessibles à d’autres. Mon dernier livre Manuel pour performers et non performers – 21 actions artistiques pour produire du bonheur, publié au Brésil en novembre 2020 et en cours de traduction pour le français, propose 21 programmes performatifs que j’ai déjà réalisés, avec toutes les instructions, et qui peuvent être reproduits sans droits d’auteur par des artistes, enseignants, acteurs sociaux, activistes… Ce sont des projets qui ont pour objectif de provoquer l’imaginaire par des expériences positives, créatives et surtout, de créer du lien.

À la différence de certains artistes de la performance qui développent des actions violentes pour perturber et ainsi éveiller les spectateurs, tu considères qu’il y a une véritable visée politique dans la performance relationnelle telle que tu la développes.

Nous vivons dans une société où les structures de pouvoir et les médias travaillent à produire des affects tristes, basés sur la peur, l’angoisse, la révolte, le sentiment d’impuissance, la tristesse… Dans le milieu de l’art ou de l’université, le bonheur n’est pas vraiment un sujet important. Au contraire, il est souvent présenté comme quelque chose d’ingénu, de superficiel, de naïf. De mon point de vue, si, dans l’art ou l’enseignement artistique (qui sont pour moi les revers d’une même médaille), nous réitérons les mêmes valeurs et sentiments que ceux qui nous sont proposés, nous collaborons avec le status quo. Je pense qu’en tant qu’artistes de théâtre, de performance, notre mission est de stimuler et de renforcer la santé, la vie, les affects joyeux, la communion, le partage, le lien, la connexion, la solidarité, le rire… Tout ce qui nous rend plus fort.e.s. Pour moi, la dimension politique est là. Une personne heureuse est beaucoup moins manipulable qu’une personne qui a peur. En tant qu’artistes, nous pouvons contribuer à construire cette perception de l’existence d’autres mondes possibles. Pour moi, c’est cela la vraie révolution des affects et l’art a une place essentielle dans cette construction[8].

Cette approche qui fait reposer le politique sur la production des affects permet peut-être aussi d’échapper aux dérives de l’instrumentalisation de l’art au sein de projets sociaux mais aussi à l’instrumentalisation des individus ou de communautés pour la production d’œuvres artistiques comme on l’observe parfois.

Tout à fait. Notre créativité en tant qu’artistes qui inventent des projets expérientiels – quels que soient leurs résultats finaux : pièces de théâtres, vidéos, photos, jeux…. – ne sert pas uniquement à colmater les brèches des structures qui s’effondrent sous le capitalisme galopant. Elle va bien au-delà et a pour mission de provoquer des prises de consciences et la perception que la solidarité et l’entraide sont des sentiments qui nous alimentent bien plus que la compétitivité et qu’ensemble, nous tous – artistes et non-artistes – pouvons inventer des mondes qui nous correspondent. Comme dit Ailton Krenak, un leader indigène brésilien, nous pouvons penser l’univers comme un cosmos dans lequel nous pouvons inventer des parachutes colorés pour que la chute soit plus belle.

Dans ton dernier projet « Apprenez-moi à faire de l’art » tu as d’ailleurs interrogé des gens dans différents endroits du monde sur la fonction de l’art.

Effectivement. Pendant deux ans, j’ai traversé l’Amérique Latine, l’Inde, l’Europe et l´Afrique, pour demander aux personnes des origines et professions les plus diverses ce qu’elles pensent qu’un artiste devait faire aujourd’hui[9]. J’ai ensuite réuni les réponses dans un spectacle/archive pendant lequel j’exécute exactement tout ce qu’on m´a dit de faire. Il existe un clivage entre ce que les artistes pensent que la population attend d’eux et entre ce que les personnes souhaitent de fait : le spectacle expose ces fissures en donnant la voix aux personnes rencontrées. À chaque endroit, je proposais aux personnes que j’avais rencontrées de venir le lendemain dans la galerie ou le théâtre pour que je puisse exécuter leurs désirs. Une version du spectacle a été présentée à l’ouverture de la Biennale des Écritures du Réel de 2018, à Marseille, et aurait dû être à l’affiche ici au Sesc Copacabana à Rio, mais la pandémie mondiale est arrivée et les spectacles ont dû être annulés. À la place, avec les Performers sans Frontières, nous avons créé le spectacle de soins poétiques intitulé Crescer pra passarinho (Grandir en oiseau) inspiré de la poésie de Manoel de Barros et qui a été présenté en ligne 70 fois depuis le mois de mars, spécifiquement pour un public de médecins, infirmiers, soignants et psychologues qui luttent tous les jours pour sauver des vies dans les conditions terribles que nous vivons actuellement, et plus particulièrement ici au Brésil, avec un gouvernement qui, dans ses pratiques nécropolitiques, ne prend aucune mesure pour lutter contre le virus.

Quelles sont les réponses que tu as reçues sur la fonction des artistes ?

Les réponses que j’ai eues sont extrêmement diverses. Au Togo, on m’a dit, par exemple, que les artistes devaient rassembler des gens tristes et leur proposer une petite danse amusante pour leur rendre le sourire. Au Brésil, on m’a dit souvent qu’en tant qu’artistes, nous ferions mieux de travailler vraiment, plutôt que de rester assis à ne rien faire. En Inde, un jour, un vieux monsieur est venu s’asseoir à côté de moi et m’a dit : « L’artiste doit rester en silence. S´il reste en silence, il va se transformer et s’il se transforme, il va transformer le monde. » Je lui ai demandé si, après le silence, il y aurait encore quelque chose à faire, mais il m’a dit que non : c’est tout.


[1] Performance relationnelle réalisé en tant qu’artiste-chercheuse invitée à la CalArts de Los Angeles, avec la bourse Fulbright,

[2] Projet participatif réalisé à Marseille en 2019 en partenariat avec Les Têtes de l’Art.

[3] Voir, à ce propos, la vidéo du projet, réalisée dans le cadre de « Culture of Solidarity » – un programme de la European Cutural Foundation en partenariat avec Boulègue TV (Samuel Wahl) et Les Têtes de l’Art, réalisée par Daniela Lanzuisi : https://www.youtube.com/watch?v=LL4LTwHEUsI

[4] Performance relationnelle réalisée par l’artiste en 2015 et qui consistait à apporter 150 câlins d’une durée de 5, 10 ou 15 minutes, tous collectés au Brésil, aux victimes de tremblement de terre au Népal. L’archive de cette performance est un jeu memory avec les photos de la performance.

[5] Projet artistique réalisé avec les étudiants de l’Université Libre de Bruxelles et du Royal Conservatory of Arts, sur une invitation de Karel Vanhaesbrouck, présenté au Théâtre National de Bruxelles en 2016 et financé par la fondation Bernheim.

[6] Projet réalisé en partenariat avec l’Université de Franche-Comté, avec la participation des étudiants en Licence d’Arts du Spectacle, en janvier 2020.

[7] Projet réalisé en partenariat avec l’Université Libre de Bruxelles sur une invitation de Karel Vanhaesbrouck en partenariat avec le Parc Pairi Daiza en 2018.

[8] Voir à ce propos le livre de Tania Alice intitulé Performance como revolução dos afetos publié à São Paulo, en 2016, par la maison d’édition Annablume et actuellement en passe d’être publié par La lettre volée à Bruxelles.

[ix] Teaser du projet/spectacle disponible au lien https://www.youtube.com/watch?v=qN-3iw_q1h8

Tania Alice est artiste de performance et enseignante-chercheuse en performance à l’Université fédérale de l’État de Rio de Janeiro – UNIRIO.

Karolina Svobodova est assistante dans la filière arts du spectacle vivant à l’Université libre de Bruxelles et professeure à Arts² – École supérieure des arts-théâtre. Elle prépare actuellement une thèse de doctorat portant sur les enjeux spatiaux de la création de lieux culturels alternatifs à la fin des années 1970. Elle développe parallèlement une activité de dramaturge.

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