Cher Fabrice, ton travail de création et de mise en scène mêle le théâtre à d’autres disciplines depuis le départ, mais les projets scéniques liés à la musique y occupent une place de plus en plus grande.
Dès mon premier spectacle, Le Chagrin des ogres (2009), j’ai considéré le plateau comme une table de montage où les acteurs, la vidéo et la musique formaient une sorte de monstre dont les membres s’articulaient les uns aux autres sans pour autant former un tout. Wajdi Mouawad a écrit, en préface de sa pièce Seuls, un très beau texte intitulé « un oiseau polyphonique ». Il y raconte la manière dont les disciplines s’entremêlent, non pas pour faire du multidisciplinaire mais du transdisciplinaire, quand quelque chose rentre dans l’autre. C’est ce qui, selon moi, donne de la singularité et de la vie : par exemple, dans Sylvia, ma dernière création où la chanteuse An Pierlé joue en live avec son quartet, il y a ce moment où l’actrice Magali Pinglaut prend le micro et chante un morceau d’An ; tout à coup elle sort de son monologue, et ça devient une expansion, très représentative de là où j’aime arriver en mêlant acteurs et musiciens.
Au début, tu ne travaillais pas avec des musiciens live…
Avec ma compagnie, je n’en avais pas les moyens. Mais depuis le début, je travaille avec des créateurs sonores, qui font du soundscape, de la musique environnementale, voire du bruitisme comme dans Life : Reset (2009). Ensuite, dans Exils (2012), j’ai pu combiner quelqu’un qui faisait ce type de musique « atmosphérique » avec un compositeur, Kris Defoort. On n’avait pas encore de quoi avoir les musiciens live sur scène mais on avait des musiciens en répétition pour enregistrer des pistes.
Ensuite, j’ai rencontré Hans Bruneel et la maison de production LOD qui soutient les collaborations entre metteurs en scène et compositeurs pour des créations de théâtre musical. On a collaboré de manière graduelle, d’abord sur Ghost Road (une trilogie d’opéras-roadmovies sur les villes abandonnées) avec Dominique Pauwels, un des compositeurs en résidence chez LOD. J’ai découvert là un type de musique nouveau pour moi, puisque Dominique vient d’une formation classique – même s’il est dans une recherche musicale contemporaine avec utilisation de l’électronique entre autres – tandis que j’étais totalement vierge de toute connaissance et expérience du répertoire classique ou lyrique.
Dans le premier volet, Ghost Road (2012), il y a donc, outre l’actrice Viviane De Muynck, une chanteuse pour qui Dominique Pauwels a réécrit des arias. Dans le deuxième volet, Children of Nowhere (2015), un quatuor de violoncelles s’ajoute à une chanteuse et à Viviane. Le troisième volet est en préparation pour 2019 avec deux acteurs : mon frère David et Josse De Pauw. Dans ce genre de projets, mon travail personnel de dramaturgie et d’écriture scénique avance de concert avec le travail du compositeur et l’écriture de la musique, à partir du noyau de l’expérience commune que constitue la découverte de ces villes fantômes, alors qu’à l’opéra, on travaille d’abord sur le livret, puis vient la composition et ensuite la mise en scène. Dans les deux cas, ce ne sont pas « mes » spectacles, ce sont soit des créations co-signées, soit des créations où je suis secondaire, au service d’une partition ; et la temporalité y est différente qu’au théâtre : il y a des temps laissés à la musique (une aria de 6 minutes dans Ghost Road, par exemple) que je ne me permettrais pas de laisser dans un spectacle où c’est moi qui mène la narration, comme dans Sylvia, même si la musique d’An Pierlé fait partie intégrante du spectacle.
Que représente la musique dans ton travail scénique ?
La musique est vibratoire, elle s’adresse au cœur et aux tripes avant d’arriver au cerveau. Et qui n’est pas sensible au moins à un type de musique ? Pour moi, en tant que metteur en scène, plane toujours la hantise de ne pas être à sa hauteur. Comment réussir à effacer ma narration tant visuelle que verbale pour laisser place à la puissance musicale ? C’est cette vibration que je cherche dans toutes mes mises en scène, à travers l’entremêlement de l’image, de la parole et de la musique. On me reproche parfois la froideur de mes spectacles à cause de leur technologie mais c’est pour moi tout à fait lié à la vie parce que ce qui est projeté sur écran, par exemple, est filmé dans l’ici maintenant de la représentation ou est en relation directe avec ce qui se passe dans le spectacle ; ce sont des êtres de chair et de sang que la caméra donne à voir, dans la construction assumée d’un point de vue qui ajoute à la densité existentielle de ces êtres ; c’est du théâtre, pas du cinéma, encore moins du pixel art ou du numérique… C’est pour la même raison que je n’ai plus voulu lâcher la dimension du musicien live sur scène, parce que sa présence réchauffe le plateau et donne plus de valeur encore à l’ici maintenant.
Il y a le théâtre musical et il y a l’opéra, que tu envisages différemment…
Pour mon premier opéra, Daral Shaga, qui retrace les destins parallèles de migrants à travers la musique, les arts du cirque et la vidéo, j’ai eu la chance de travailler d’abord avec une petite formation musicale (piano, violoncelle, clarinettes) sans chef, qui dialoguait patiemment avec les acrobates sur scène. Ensuite est venue l’étape de l’écriture avec un livret de Laurent Gaudé, une composition de Kris Defoort pour les instrumentistes, des chanteurs et un chœur, et le concours artistique du designer acrobatique Philippe De Coen à la mise en scène et en images que j’assurais. On a été en interaction très forte durant un an et demi sur ce projet, c’était une bonne école pour moi d’être entouré de gens d’expérience et de confiance, comme Kris qui connaissait bien le processus de création opératique ou Laurent qui n’hésitait pas à retirer un passage de son texte quand je proposais une image à la place, même si elle n’était pas encore créée.
Quand j’ai abordé en 2017 l’opéra Menuet, un triangle amoureux tragique tiré d’un roman de l’auteur flamand Louis Paul Boon et composé par Daan Janssens (également en résidence chez LOD), j’étais déjà plus familiarisé avec le monde lyrique… mais il s’agissait de mettre en scène trois chanteurs qui n’étaient pas acteurs, de travailler donc à partir ce qu’ils étaient, de leur personnalité, de leur manière de bouger, de mettre de la vie dans leurs déplacements sur le plateau. Pour moi qui ne suis pas un spectateur d’opéra, il s’agissait aussi de donner du sens à cette convention du chant lyrique qui amplifie vocalement même les dialogues les plus banals. Dans Menuet, le chant intervient pour exprimer la voix intérieure des personnages, il déréalise leur parole… Cet « écart » vocal lyrique se trouve donc justifié.
C’est aussi à cette occasion que j’ai travaillé pour la première fois avec un chef d’orchestre, qui dirigeait l’ensemble Spectra. Il y a cette idée préconçue qu’à l’opéra, entre le chef d’orchestre et le metteur en scène, c’est une lutte de pouvoir. Je n’ai jusqu’à présent pas encore vécu ça ! Au contraire, durant le processus de création de Menuet, j’ai eu la chance de répéter plusieurs fois avec cet ensemble d’instrumentistes qui se connaissent bien, et d’avoir leurs enregistrements de la partition pour développer les mouvements de plateau et d’y ajuster les mouvements de caméra. Souvent à l’opéra, la mise en scène « meuble » pendant que la musique se déploie – parce que les temporalités et les dramaturgies théâtrale et musicale ne sont pas les mêmes… Comment éviter cet écueil ? Ça me passionne, surtout dans l’opéra de répertoire.
Tu as justement été sollicité pour en monter deux : Il Palazzo incantato, opéra baroque de Luigi Rossi (1642) et Le Turc en Italie, opéra-bouffe de Rossini (1814).
C’est la première fois que je vais aborder le répertoire lyrique, avec deux œuvres italiennes d’époque et de style très différents, que je n’aborderais au théâtre parce que j’ai choisi de développer une œuvre personnelle cohérente, de création en création. Mais là, c’est l’occasion d’explorer tout autre chose et de me mettre au défi : est-ce que je vais être capable de raconter cette histoire et de créer une image à la hauteur de la musique ? En même temps, la musique offre une protection à la mise en scène par sa solidité intrinsèque. Donc, soit on perçoit le livret comme un carcan, soit comme un écrin.
Je m’interroge aussi sur le traitement des voix par rapport à ce code lyrique parfois incongru… Comment relier l’expressivité extrême du chant aux situations de jeu, comment lui donner un espace singulier ? Je pense aux films de Bollywood où tout à coup quelqu’un se met à chanter et à danser avec 60 figurants derrière lui ! Tout ça est éminemment théâtral…
En tant que metteur en scène, on a rarement l’occasion de travailler son outil, comme un peintre qui va chaque jour dans son atelier et décide un jour de faire sa toile. L’opéra est pour moi un nouvel espace d’expérimentation théâtrale et le théâtre a besoin de retrouver des grands plateaux, des grandes distributions. Ce serait dommage de ne laisser le luxe des grandes dimensions qu’à l’opéra…
Après Menuet, tu as encore un autre projet opératique singulier avec Daan Janssens, à l’Opéra de Flandre.
On va adapter Le Rapport de Brodeck de Philippe Claudel à partir de l’adaptation en BD qu’en a faite Manu Larcenet. Une bande dessinée, c’est déjà une musicalité visuelle, parce qu’il y a un rythme de cases, donc de lecture et de pauses, et des cases de taille différente. On va donc partir du découpage d’un autre pour créer le nôtre, c’est une expérience assez excitante…
Est-ce que ça te rend curieux de nouvelles voies musicales, plus expérimentales ?
Il y a tellement de choses qui ont été faites et se font dans ce domaine, comme à l’Ircam, mais je suis trop novice là-dedans et mon imaginaire ne s’y retrouve pas quand les propositions sont trop théoriques ou formalistes. Mais quand Dominique Pauwels travaille avec de la musique électronique ou des systèmes de diffusion particuliers, je prends tout ce qu’il propose.
Ta manière d’intégrer les musiciens sur scène crée aussi de nouvelles « images » scéniques, jusqu’à générer une scénographie particulière.
Oui, parce que les musiciens prennent de la place avec leurs instruments ! Dans Menuet, ils sont à l’arrière-scène, tantôt cachés, tantôt dévoilés par des paravents. Dans Sylvia, j’ai dû les percher en mezzanine. Pour les opéras avec orchestre qui m’attendent, je réfléchis déjà à une manière de jouer avec la fosse, que les chanteurs se mêlent aux musiciens, par exemple…
Dans tes spectacles, envisages-tu la parole aussi comme une partition musicale ?
Avec Viviane De Muynck dans Ghost Road, j’ose le faire parce qu’elle est un être en scène avec une voix et un corps incroyablement présents, et j’ai écrit le texte pour cette présence-là. La dimension du micro est aussi très importante parce qu’elle permet de moduler la voix parlée dans toutes ses nuances, jusqu’au plus intime. De toutes façons, la sonorisation du spectacle dans son ensemble est fondamentale.
Ta programmation au Théâtre National reflète ton intérêt pour la dimension musicale des arts de la scène…
Et je tiens à le promouvoir parce que, contrairement à la Flandre par exemple, il n’y aucune structure spécifique ou secteur de subvention conséquent pour ce type de projets. C’est une dimension qui m’importe aussi dans son savoir-faire fascinant. Un acteur, c’est un corps, une voix, l’entretien de tout ça pour que le jeu ait l’air le plus naturel possible, pour qu’on oublie la « machine de guerre » qui travaille à l’intérieur. Chez un musicien, même s’il joue avec la plus grande facilité et le plus grand naturel, on perçoit la « machine de guerre » à l’œuvre et on l’apprécie parce qu’on sait à quel point c’est difficile de maîtriser la technique d’un instrument.
Dans plus de 80% de ma programmation cette saison, il y a des musiciens live, et pas mal de compositeurs. Je trouve important également de montrer comment de jeunes metteurs et metteuses en scène francophones renouvellent les rapports entre théâtre et musique. Les maisons d’opéra et de théâtre musical pourraient trouver parmi eux et elles des artistes à engager pour leurs futurs projets !
Cet entretien fait partie du sommaire du #136 Théâtre <-> Musique, Variations contemporaines.