L’idéologie dure longtemps

À propos de Louis Althusser

Louis Althusser. droits réservés - IMEC.

Althusser commence à lire Marx et surtout en propose une relecture dès les années soixante. Il y aura Lire Le Capital et Pour Marx (1965). N’étant pas un spécialiste d’Althusser, j’ai quand même pris le temps, lors de mes années d’étude, de lire le petit opuscule datant de 1970 qui orientera peut-être certains choix dans mes créations. Ce petit opuscule n’est autre que  Idéologie et Appareil idéologique d’État (1970), court texte paru dans la revue La Pensée, et qui, à l’heure actuelle, est lisible en libre accès sur le Net. Loin de refaire une analyse des propos d’Althusser, je voudrais juste souligner le travail de définition que propose Althusser et faire varier quelques hypothèses dans le champ théâtral et y inscrire l’idée d’un théâtre matérialiste (1).

Marx écrivait : l’idéologie n’a pas d’histoire. Althusser, lui, avance une définition de l’idéologie en trois temps : l’idéologie existe dans un appareil d’État (elle a une existence matérielle) ; l’idéologie a besoin de l’illusion de liberté du sujet (il n’est d’idéologie que par des sujets pour des sujets – ce qui implique l’étude des pratiques, des rituels et des appareils qui, passant par le sujet, propagent les idées) et enfin, le propre de l’idéologie est d’imposer des évidences comme évidence (le sujet fait corps avec les idées, idées qui lui ont été inconsciemment transmises). C’est par cette trame de définitions de l’idéologie que le propos idéologique et philosophique de L’Avenir dure longtemps prend tout son sens, et en surplus vient éclairer la proposition théâtrale de l’adaptation, de la mise en scène et du jeu radical proposé. En effet, entre autobiographie, autojustification, analyse sauvage ou tribunal d’un trauma, le texte poursuit indéfectiblement et de manière insistante l’ensemble des idéologies véhiculées toute au long de la vie de Louis Althusser et qui aboutit à ce drame du dimanche 16 novembre 1980. Le massage du cou d’Hélène se révèle être l’aboutissement improbable et impensable de l’ensemble des signes et des rites de l’idéologie du sujet Althusser, plongé dans l’enchevêtrement de l’Histoire (2).

La scène du meurtre est évoquée comme la superstructure qu’il faut démanteler pour y regarder les interactions des idéologies et la reproduction des productions des appareils idéologiques d’État. L’enfance, la sexualité, la guerre, la religion, l’école, les parents, les grands-parents, l’Algérie, la France, les études, la guerre et le Stalag, la rencontre avec Hélène, l’amour physique, la maladie mentale, la mélancolie… sont des strates immanquables du drame. Car Althusser part d’un point radical : le souvenir (ou, du moins, la mémoire qu’il en a) de la scène du meurtre. Tout en précisant en préambule : « Il est probable qu’on trouvera choquant que je ne me résigne pas au silence après l’acte que j’ai commis, et aussi le non-lieu qui l’a sanctionné et dont j’ai, suivant, l’expression spontanée, bénéficié ». Althusser poursuit, appelant directement la comparution comme une possibilité de réponse, réponse qu’il n’a pas eue, et surtout que la déclaration de non-responsabilité de ses actes est peut-être un lieu où l’état perpétue une certaine idée de la liberté, de la responsabilité et du sujet. « Bien entendu, j’ai conscience que la réponse que je tente ici n’est ni dans les règles d’une comparution qui n’a pas eu lieu, ni dans la forme qu’elle y aurait prise. Je me demande toutefois si le manque, passé et à jamais, de cette comparution, de ses règles et de sa forme, n’expose pas finalement plus encore ce que je vais tâcher de dire à l’appréciation publique et à sa liberté. En tout cas, je le souhaite. C’est mon sort de ne penser calmer une inquiétude qu’en en courant indéfiniment d’autres ». Althusser sait que cette comparution voulue de et par l’écriture aura le mérite d’être une réponse, mais une réponse qui risque d’ouvrir d’autres questions et d’autres inquiétudes (ouvrir une béance à tout jamais – comme il le souligne lui-même – sur ce qu’il est, et peut-être sur la raison du meurtre). Sa volonté d’écriture est d’effectuer une comparution, de répondre à une citation en justice (fût-elle fictive) et d’être le procès-verbal de sa comparution (les réponses qui sont faites au juge se nomment « le procès-verbal de comparution ») et enfin de pouvoir bénéficier d’un délibéré et d’un jugement. Mais ici, le tribunal, le juge, les jurés… sont rassemblés en une seule personne: le lecteur et le spectateur. Le débat contradictoire est évidemment impossible. Le lecteur (et le spectateur) est donc investi d’une compétence: celui d’être le partenaire d’Althusser et de le suivre au plus près dans sa reprise de définition. Il le note lui-même, vu son état (confusion mentale, délire onirique), il était incapable de comparaître et de prononcer la moindre phrase cohérente.  L’Avenir dure longtemps est par là une tentative d’élucider la tutelle de l’État sur le sujet. « En tout cas, j’interprète ton explication publique comme une reprise de toi-même en ton deuil et ta vie. Comme disaient nos anciens, c’est un actus essendi : un acte d’être » (3).

Si Althusser cherche autant à justifier son procès, c’est qu’il se doit de reprendre les conditions véhiculées tout au long de sa vie par les idéologies. S’il veut voir surgir cet actus essendi (acte d’être, être un sujet), il propose l’analyse la plus complète des segments et des imbrications des éléments idéologiques de sa vie. Rien n’est donc laissé au hasard et le ton de l’écriture sera en apparence celui de la confession : comprendre les liens entre les évènements, rassembler le plus d’éléments possibles, les organiser, les historiser (4), les faire rentrer dans le cadre d’une histoire. L’écriture devient le corps même de cette reprise ou relecture de l’histoire, de son histoire. Il se place en même temps en analyste et en analysé. Confusion des genres pour être encore au plus près d’une vérité d’un tout dire, d’un tout raconter, sans pudeur, sans modestie, sans faux semblants. Être au plus proche de ce que l’on est tout en éveillant ce qui en échappe. Ce sera l’irrémédiable retour constant sur les abîmes et les drames de son « histoire » (abîmes et drame, mots très souvent utilisés par Althusser car ils viennent souligner le dramatique des situations mais également la profondeur presque jusqu’à l’incompréhension des faits). C’est dès lors dans cette pratique discursive mais animée par son propos de philosophe et de marxiste, que j’ai relu L’Avenir dure longtemps et surtout que j’ai voulu en faire une proposition théâtrale.

Dès les premiers pas de l’acteur (Angelo Bison), son arrivée sur scène, le fait qu’il prenne le temps de s’asseoir sur son tabouret, qu’il redresse la tête et que la première chose donnée est le regard. Celui-ci est le lien qui va unir l’acteur et le spectateur, mais aussi l’auteur et l’acteur et le spectateur. Nul n’échappe à ce regard. Il y a une intimité et une vérité du regard.

« L’Avenir dure longtemps », mise en scène Michel Bernard, avec Angelo Bison, théâtre Poème2, Bruxelles. ©Rudy Lamboray.

Les premiers mots sont prononcés avec une certaine lenteur. Althusser/Bison semble plonger, une plongée vertigineuse mais dont on sent la détermination et la part d’ombres. Althusser/Bison renoue avec l’improbable et le souvenir, la scène du meurtre. Il force le spectateur à se mettre dans l’état de fait de ce dimanche 16 novembre. Il en appelle aux souvenirs, souvenirs véhiculés par les mots mais également véhiculés par des sensations (masser lui fait mal aux bras) physiques. Mots et corps sont donc invités directement dans le cœur de la scène. Pas de souvenir du pourquoi, alors que c’est l’enfer entre Hélène et Louis depuis plusieurs jours voire semaines, Althusser masse Hélène. Un instant de répit entre les deux ? Juste la douleur des avants-bras de Louis, le silence et le bout de langue d’Hélène s’inscrivent comme les éléments concrets du meurtre. Pas de cris, pas de coup de poing : un massage qui tourne mal, qui, dans une absence ou un délire, pousse Althusser dans le cercle des meurtriers, dans celui des délirants et enfin des non-responsables.

Angelo Bison. ©Rudy Lamboray.
Lire l’entretien avec Angelo Bison et Michel Bernard réalisé par Christian Jade à paraitre dans Philoscène, La philosophie à l’épreuve du plateau, #135 d’Alternatives théâtrales, juillet 2018.
L'intégralité de ce texte est disponible en accès libre sur notre site, à la page "sommaire" du #135.
1. Michel Foucault, Surveiller et Punir, p.236: « Celui qui est soumis à un champ de visibilité, et qui le sait, reprend à son compte les contraintes du pouvoir ; il les fait jouer spontanément sur lui-même… Relire les propos de Gilles Deleuze et Felix Guattari sur Kafka ainsi que les nombreux écrits de Jacques Derrida autour de Kafka.

2. in L’Avenir dure longtemps, Stock / Imec, Paris, 1992. p.279. Il faudrait peut-être creuser les liens qui pourraient apparaître entre Louis Althusser et Joseph K (Le Procès de Kafka), ce dernier étant arrêté pour des raisons qu’il ignore, Althusser étant hospitalisé et reconnu non coupable pour des raisons qu’il ignore!

3. in Un Meurtre à Deux. Notes attribuées par Louis Althusser à son psychiatre traitant in Des rêves d’Angoisse sans fin Grasset / Imec2015 p.210.

4. in L’Avenir dure longtemps, Stock / Imec, Paris, 1992. p.27.
à lire ici, un compte-rendu de Femmes non rééducables, de Stefano Massini, mis en scène par Michel Bernard.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.