Aristophane dans les banlieues

Comment faire aimer les classiques aux adolescents avec la non – école, par Marco Martinelli. (Extraits.)

Eresia della Felicità, création en plein air en hommage à Maïakovski, par Marco Martinelli et 200 adolescents. Photo Claire Pasquier

Pas une « mise en scène »  mais une « mise en vie »

Enseigner le théâtre ? Mais le théâtre ne s’enseigne pas. Nous n’avions jamais vraiment aimé les « laboratoires ». Ermanna avait bien sûr tiré bénéfice de certaines rencontres avec des maîtres comme Jerzy Grotowski ou le Roy Hart Theatre, mais en général nous n’étions pas des praticiens de laboratoires, contrairement à la plupart de nos contemporains : certains d’entre eux en avaient à peine terminé un qu’ils s’inscrivaient déjà à un autre, pour beaucoup c’était une drogue. Et quand on nous a demandé à l’occasion d’en conduire nous-mêmes, en général nous avons décliné l’offre. Comme je l’ai dit, nous aimions « faire » du théâtre, en assumant le risque des erreurs, cela nous semblait le meilleur moyen de l’apprendre. Mais à ce moment-là, l’invitation de cette professeure sonnait différemment. Cette invitation nous appelait dans un lieu-clé de la ville, l’école, l’institution consacrée à la transmission du savoir, elle nous appelait là où nous sentions que nous devions aller, si nous voulions continuer à insuffler le bon esprit à la relation avec la polis tel que nous l’avions préfiguré avec Ravenna Teatro. Que signifiait aller enseigner le théâtre aux tous jeunes, dans un institut technique ? Nous ne le savions pas.

Il se fait que nous avons accepté la proposition de cette enseignante, Gabriella Figini, et nous avons commencé à travailler dans trois écoles différentes – outre l’Itis, d’autres demandes nous parvinrent des deux lycées, classique et scientifique. Je n’étais pas seul, j’avais avec moi cette première année un acteur tout juste entré à Ravenna Teatro, Maurizio Lupinelli.

Nous nous déplacions en vélo d’une école à l’autre : à deux sur un seul vélo vu qu’on avait volé le mien, Maurizio me prenant sur son cadre. Nous avons commencé en emportant avec nous des textes sur lesquels travailler : Pluto d’Aristophane pour le lycée classique, Le petit Éléphant de Bertolt Brecht pour le scientifique, L’Inventeur du cheval d’Achille Campanile pour l’Itis. Nous ne savions vraiment pas comment faire, croyez-moi, mais nous avions bien en tête ce que nous ne voulions pas faire : il était clair que nous ne voulions pas mettre en scène ces textes de façon canonique, avec une lecture à la table, une distribution des rôles, une répartition des répliques suivis d’un essai. C’était une méthode que nous n’avions d’ailleurs jamais pratiquée, même dans nos spectacles des Albe : mes dramaturgies étaient toujours des créations ex novo, fruit d’une complexe alchimie, d’une conception en commun avec Ermanna, d’une écriture inspirée aussi par mes compagnons de travail, par mes acteurs. Nous voulions qu’à la fin, ce laboratoire débouche sur un spectacle au Rasi, mais nous savions surtout ce qu’il ne devait pas être : une école de théâtre. Nous avons donc commencé à regarder autour de nous. À écouter.

Le laboratoire avait lieu une fois par semaine, une rencontre de deux heures l’après-midi, d’octobre à avril : autour de nous, poussé peut-être par notre attitude curieuse, ces adolescents commencèrent à s’ouvrir. Et ce fut l’origine de notre méthode de travail, à partir de zéro. Nous faisions face à des jeunes qui n’aimaient pas le théâtre, ça, c’était certain. Ils nous étaient tombés dessus, disons le matin, avec toute leur classe, obligés par la bonne volonté des enseignants face à l’habituel Pirandello ennuyeux, à l’habituel et mortel Goldoni. Ils en avaient conclu que le théâtre était une forme étrange de torture chinoise, une chose à rayer définitivement : plus jamais. Nous avions face à nous ces adolescents méfiants et nous comprîmes que la clé, pour nous mettre en relation avec eux, était de les écouter : rien de plus simple, non ? Et pourtant c’est tellement difficile, même parfois impossible, d’écouter vraiment. Le moyen théâtral que nous avons trouvé, instinctivement, pour développer cette écoute, fut de jouer à les faire improviser. Petits jeux, exercices divers, destinés même seulement à les aider à dépasser leur timidité initiale. Pour leur faire comprendre que ce qui était important était de s’amuser. Ce ne sont pas là des choses de rien l’amusement et la joie, et d’illustres penseurs nous confortaient dans cette pensée : « L’âme ne se nourrit que de ce qui fait sa joie » avions-nous lu dans les Confessions de Saint Augustin. Une fois dépassées les premières timidités, nous avons commencé les improvisations autour des thèmes constitutifs des textes proposés : la guerre chez Brecht, l’injustice dans la distribution des richesses chez Aristophane, la stupidité de certains pédants chez Campanile. C’étaient des improvisations totalement libres, où nous demandions aux jeunes d’y mettre tout, tout ce qu’ils pensaient et dont ils rêvaient, mais aussi tout ce qu’ils savaient ou aimaient faire mais dont ils n’auraient jamais cru que ce fût approprié à l’idée qu’ils se faisaient du théâtre : chanter certaines chansons, rapper, parler en dialecte ou dans sa langue maternelle, même s’il s’agit de l’arabe ou du roumain, ou dans des langues inventées, utiliser les voix les plus extravagantes, de poussin ou d’ogre, comme dans un jeu d’enfant. Nous commencions à comprendre que si certaines conditions étaient créées, ces adolescents, si empotés au début, pouvaient se déchaîner, se sentir libres de manifester leur propre univers, de l’exhumer hors de la tanière où il s’était terré jusqu’alors. Nous commencions à comprendre que ce qui émergeait de leurs improvisations étaient leurs propres vies. Les improvisations se faisaient de plus en plus précises, nous attendions que l’ambiance se soit réchauffée pour commencer à utiliser les textes et à les faire improviser en partant de scènes-situations que nous leur proposions. De cette façon, c’était comme si les jeunes s’appropriaient les personnages et les parties à jouer venaient avec naturel : cela se passait aux yeux de tous, c’étaient leurs vies qui s’avançaient finalement à découvert, démasquées par eux-mêmes. Ils avaient besoin de porter un masque, un personnage justement, pour raconter à travers cette fiction quelque chose d’eux-mêmes. Alors, qu’étions-nous en train de faire ? Une mise en scène ? Non, nous faisions une mise en vie.

Je sens déjà l’objection : les classiques sont ennuyeux. Ce n’est pas vrai, mais c’est vrai que c’est comme cela qu’ils sont perçus par tous les adolescents, ou presque. Et par beaucoup d’adultes. Tout dépend donc de comment nous pouvons les raconter, de comment nous les faisons voir. Il faut savoir ressusciter les classiques, les imaginer quand ils n’étaient pas encore classiques, quand ils ne savaient pas encore eux-mêmes qu’ils étaient classiques ; se les imaginer donc vivants, jeunes, rebelles, insatisfaits et fringants, polémiques et agaçants, comme souvent ils étaient en réalité, ces êtres humains qui, aujourd’hui, dans l’imaginaire de tant de gens, en sont réduit à un nom farfelu et un buste dans un musée, muet et inutile. Si nous l’interrogeons, si nous savons l’interroger, ce marbre commencera à nous parler.

Les ancêtres n’aiment pas les musées, croyez-moi. Le faux respect les irrite. Ils ont désespérément besoin que quelqu’un les fasse jouer à l’air libre, ils n’en peuvent plus de ces cages suffocantes de vénération et d’oubli où nous les avons emprisonnés.

Ces trois spectacles furent représentés au Théâtre Rasi au printemps 1993 : ce fut une fête inattendue, irrésistible. Un grand bonheur pour ces adolescents mais aussi une belle réaction de la part de leurs contemporains qui remplissaient la salle. Un rite d’initiation pour ceux qui se trouvaient au plateau, et la surprise, pour ceux qui étaient dans la salle, d’assister à un théâtre vivant et amusant comme un concert de rock ou une belle partie de foot. L’activité des laboratoires décolla en quelques années : les écoles se multiplièrent, par contagion naturelle. Ce fut une véritable épidémie : en voyant les spectacles réalisés, les autres écoles de la ville commencèrent à nous demander des laboratoires. Lupinelli et moi ne suffisions plus, la demande dépassait notre offre, nous cherchâmes autour de nous d’autres collaborateurs pour nous aider à faire face aux demandes. Plusieurs centaines d’étudiants commencèrent à les fréquenter chaque année. Nous ne l’avions pas encore baptisée ainsi les premières années, nous n’en étions pas encore conscients, mais la non-école était née.

Dans les chapitres qui suivent, je tenterai, partant de certains récits « exemplaires », de montrer concrètement ce que je disais au début : comment on peut faire des étincelles, à partir de la rencontre entre les jeunes et les classiques, du frottement des deux bois. Ces jeunes qui probablement ne « sauveront pas le monde », comme le prophétisait Elsa Morante dans les années 1960, mais dont ils peuvent peut-être essayer de se sauver. Et nous avec eux.

Extrait de Aristofane a Scampia de Marco Martinelli. Traduit de l’italien par Laurence Van Goethem.
Éditeur : Ponte alle Grazie, 2016. 
Merci à Cristina Palomba pour l'aimable autorisation de publication.
Alternatives théâtrales a publié le manifeste poético-politique de Marco Martinelli: Se faire lieu, brèche dans le théâtre en 101 mouvements, avec une préface de Marco Consolini qui sera présenté à Mars-Mons le lundi 5 février 2018.
L'auteur sera aussi à la Théâtrothèque Gaston Baty (Paris 3 Sorbonne-Nouvelle) le 6 février pour évoquer la non-école, la pratique pédagogique qu'il évoque ici, et à l'IIC de Paris le 7 pour la projection de son film "Aung San Suu Kyi, une vie assignée à résistance".

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