Babetida Sadjo, née en Guinée Bissau, passée par le Vietnam, a atterri en Belgique… au Conservatoire de Bruxelles, il y a dix-sept ans. Depuis lors elle s’est fait remarquer au théâtre et au cinéma. Nominée dès 2009 « jeune espoir » par les Prix de la Critique pour sa prestation dans Le masque du dragon de Philippe Blasband, elle inspire à Pietro Pizzuti un très beau spectacle sur l’excision en Afrique (L’Initiatrice), lauréat du meilleur texte (2012). En France, elle a joué cette saison aux côtés de Romane Bohringer et Hippolyte Girardot dans Terre noire de Stefano Massini, mise en scène d’Irina Brook, passée par le Théâtre de Namur (janvier 2017).
Au cinéma, c’est la Flandre qui la lance avec Wasteland (2015) de Pieter Van Hees. Aux côtés de Jérémie Rénier elle est « nominée » aux Magritte mais « lauréate » (meilleur second rôle) aux Ensor flamands. Enfin, son solo autobiographique dédié à son père, Les Murs murmurent, créé à la Samaritaine, vient d’être repris au théâtre Boson.
L’occasion d’approfondir sa relation au père, à l’Afrique, au rôle de la couleur de peau dans le théâtre belge. Et à son rapport double, au théâtre et au cinéma.
Christian Jade : Ce père que tu dis être à l’intérieur de toi, tu le portes pourtant à l’extérieur au début du spectacle puisque tu es habillée en habits masculins ? Un de tes copains écrivains, Dieudonné Niangouna, l’a senti d’instinct, à la lecture.
Babetida Sadjo : Dieudonné Niangouna, l’auteur de M’Appelle Mohamed Ali, a fait la préface du texte. En le relisant, il m’a écrit : « j’ai une question à te poser, après ça ta préface tu vas la recevoir dans les deux jours : est-ce que ton père aurait voulu que tu sois un homme ? Débrouille-toi mais je ne peux pas écrire ta préface si tu ne me donnes pas cette réponse ». Et là, j’ai appelé ma mère qui n’a pas voulu tout à fait me le dire mais j’ai compris qu’il aurait voulu que je sois un garçon. J’ai rappelé Dieudonné : écoute, mon père quand je suis née avait déjà deux filles et il voulait qu’il y ait un garçon. Du coup, je pense que j’ai une énergie masculine pour pouvoir plaire à mon père. J’ai un côté masculin, et je l’adore ce côté masculin. L’air de rien, je ne sais pas pourquoi, mais je pense que j’aurais aimé être un garçon parce que c’est fatiguant d’être une femme dans la société dans laquelle on est, pas tout le temps évidemment mais la plupart du temps, c’est une lutte.
C. J. : Étienne Minoungou y voit plutôt une déclaration d’amour ?
B. S. : J’avais de la colère contre mon père absent, une colère teintée de tristesse et d’amour inconditionnel. Étienne Minoungou a lu le texte et m’a dit : « C’est une déclaration d’amour inouïe à ton père ». Je me demandais de quelle déclaration d’amour il parlait… « C’est une déclaration d’amour que tu as écrite, Babetida, tu aimes ton père comme tu n’as jamais aimé un seul homme sur cette terre ». Et là j’ai pleuré toutes les larmes de mon corps… ça m’a permis de trouver des nuances dans le spectacle, de partir un peu partout.
C. J. : Comment t’es-tu adaptée au paysage belge après quatorze ans de Guinée Bissau et quatre ans de Vietnam ? Quel est ton parcours dans le paysage théâtral belge, en tant que femme comédienne d’origine africaine ?
B. S. : J’ai eu beaucoup de chance, je ne peux pas dire l’inverse mais il n’y a presque pas de rôle pour les femmes africaines en Belgique. Par rôle j’entends ce qui permet à une comédienne de s’exprimer, de montrer toute sa palette de jeu. J’en ai rencontré des rôles très clichés mais j’ai tout fait pour les rendre tellement humains qu’on en oublie qu’ils sont des clichés…
C. J. : Dans Le Masque du dragon de Philippe Blasband, tu jouais avec Awa Sene Sarr. Ce ne sont pas des rôles destinés spécifiquement aux Africaines. On voyait que vous étiez de peau noire mais on oubliait la connotation africaine puisque la pièce était universelle.
B. S. : Awa Sene Sarr est une comédienne extraordinaire avec qui j’ai eu la chance de jouer. Elle m’a amenée, comme la metteuse en scène Hélène Theunissen, à cet endroit-là de l’universalité. Je ne renie pas mon côté africain, j’aime beaucoup que dans chaque rôle on puisse le voir de manière tout à fait naturelle. Mais j’en ai rencontré des situations où il fallait se battre pour affirmer qu’on est juste une comédienne, qu’on peut jouer un homme, une femme avant d’être une femme africaine. Demandez-moi de livrer des émotions, pas des clichés de « je suis africaine et je ne sais même pas de quel pays ». Il faut se renseigner sur le pays, ça me dérange quand on me propose un rôle, que ce soit au cinéma ou au théâtre, et qu’on me dit : « elle est Africaine, 35 ans ». Mais Africaine d’où ? Est-ce que c’est juste le fait qu’elle soit africaine qui est intéressant ? Non. Tous les pays d’Afrique ne se ressemblent pas ! On ne parle pas les mêmes langues, on n’a pas la même Histoire, il faut spécifier un peu plus, c’est ça qui m’énerve.
C. J. : Tu t’es lancée dans le cinéma aussi avec un certain succès, quel est le rapport affectif entre tes deux professions ? Le théâtre est une étape que tu vas dépasser par le cinéma ou tu auras toujours besoin des deux ?
B.S. : J’ai vraiment besoin des deux. Je trouve que c’est le même métier mais présenté de deux manières différentes. Ce que m’amène le théâtre, le cinéma ne me le donne pas et ce que m’amène le cinéma, le théâtre ne me le donne pas. Le théâtre, le fait d’être face à des gens qui sont bien vivants qui sont là avec leurs yeux, leurs oreilles, qui sont en train de t’écouter, fait que tu es obligée de créer un fil direct à eux. C’est physique, ça ne se décrit pas, c’est dans l’air. Ça matche un soir comme ça peut ne pas matcher un autre soir. J’aime beaucoup cette insécurité-là. Au cinéma, si tu rates ta première prise, c’est pas grave ; la deuxième prise on va la refaire puisque le mec a oublié sa lumière et ainsi de suite… jusqu’au moment où il y a cette magie. Et on ne sait jamais quand elle va venir cette magie face à la caméra. J’aime beaucoup aussi cette insécurité-là.
C. J. : En général, quelqu’un finit par prendre la bonne prise et tu peux la revoir ad vitam aeternam et la transmettre…
B. S. : Exactement. Et ce que je trouve aussi magnifique au cinéma, c’est que tu donnes ce que tu donnes, la magie a eu lieu mais ce n’est peut-être pas cette prise-là qu’on va prendre… Donc quand tu vas voir le film, tu vas être dans en révolte ou alors dans une joie absolue et tout à coup la scène prend un autre sens que celui que tu avais donné sur le moment. Je trouve ça magique, ce sont des chirurgiens !
C. J. : Tu dis qu’il y a des prises que tu as préférées, mais ça c’est du théâtre : c’est resté dans ta mémoire, tu es avec un metteur en scène qui sélectionne en fonction de l’idée qu’il a de l’ensemble. Au cinéma, tu n’es jamais qu’une petite partie d’un tout alors qu’ici au théâtre tu es le tout dont le public reçoit et prend ce qu’il veut.
B. S. : Exactement. Tu n’es qu’une partition. Au cinéma, tu dépens du réalisateur, du monteur, du producteur. Tu as beau être extraordinaire au moment du tournage, ils peuvent faire ce qu’ils veulent des images… c’est une manière de s’abandonner à l’autre et de donner une confiance, ce que je ne fais pas facilement. Je trouve ça magique de dire « j’ai donné mon image et mon émotion à ce personnage, on a créé quelque chose ensemble et ça va rester. À vie. » .
Le spectacle Les Murs murmurent de et avec Babetida Sadjo, est à voir au Boson (Bruxelles) jusqu'au 23 septembre.
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