Il est d’usage aujourd’hui de critiquer les institutions publiques au motif de leur incapacité à intégrer la diversité culturelle de nos sociétés multiculturelles ? Existe-t-il, selon vous, un problème spécifique d’accès des artistes issus de l’immigration aux scènes européennes ?
Oui, je pense que les institutions culturelles françaises et européennes ont pris du retard par rapport à l’évolution de la diversité de nos villes et de nos populations. Dans le domaine de la musique et de l’opéra, la situation me semble particulièrement alarmante : la plupart des maisons d’opéra européennes accordent une place absolument marginale aux artistes issus de l’immigration et aux cultures non occidentales.
En fait, le problème se pose à plusieurs niveaux, à commencer par la programmation qui est insuffisamment ouverte aux cultures non européennes : les programmations culturelles ne sont plus à l’image de la composition sociale et culturelle de nos villes, et cette déconnexion produit des effets désastreux, y compris sur la fréquentation des publics. En-dehors des groupes scolaires, quelle est la place de la diversité culturelle dans nos salles d’opéra, de concerts ou de théâtre ?
En fermant ainsi nos programmations aux musiques d’ailleurs, nous nous privons d’un enrichissement culturel et artistique fondamental.
Comment avez-vous travaillé cette question de la diversité culturelle à la Monnaie et ensuite au Festival d’Aix-en-Provence ?
Il y a vingt ans, quand je dirigeais le Théâtre de la Monnaie à Bruxelles, j’ai pris conscience de la nécessité d’ouvrir notre programmation sur les musiques improvisées, le jazz, le rock, les musiques du monde arabe, de l’Inde, d’Afrique, etc. Au départ, ces cycles de programmation ont suscité beaucoup de questions et de réticences, parmi les équipes et parmi les professionnels. Mais progressivement, on a vu des artistes se rapprocher du monde de l’opéra, tels Kris Defoort, musicien de jazz qui a depuis lors écrit trois opéras, ou Fabrizio Cassol qui a écrit une version de chambre de « Reigen » de Philippe Boesmans. Sur le plan purement artistique, certaines de mes plus belles émotions ont été liées à des concerts de cycle « Nouveaux Horizons », où l’on a pu entendre Anouar Brahem, Olif Qasimov, Chick Correa, ou encore des musiciens indiens improviser avec des musiciens spécialistes du flamenco. Durant ces années, nous avons noué avec Frédéric Deval et la Fondation Royaumont des collaborations exemplaires sur le plan des rencontres et créations interculturelles.
Au Festival d’Aix-en-Provence, cette ouverture aux musiques du monde, et plus particulièrement aux musiques de la Méditerranée, nous a considérablement nourris. Je pense par exemple à « Alefba » (2013), création collective associant chanteurs et musiciens arabes et européens, sous la direction de Fabrizio Cassol.
En 2008, nous avons fondé le chœur Ibn Zaydoun qui pratique la musique arabe sous la direction de Moneim Adwan, originaire de Gaza. Ce chœur réunit aujourd’hui une soixantaine d’amateurs, qu’ils soient originaires de pays arabes ou non. Il répète pratiquement toutes les semaines, alternativement à Aix et à Marseille. Ces personnes ont ainsi pu se rapprocher du Festival, et assister à ces concerts et opéras, au-delà des habituelles barrières socio-culturelles.
En 2016, nous avons présenté « Kalila wa Dimna », un opéra de Moneim Adwan sur un livret de l’écrivain syrien Fady Joma et dans une mise en scène d’Olivier Letellier. Les dix interprètes, chanteurs et musiciens, provenaient de six pays différents. Le public qui est venu au Jeu de Paume assister à ces représentations était bien entendu plus coloré et plus diversifié que le public traditionnel du Festival d’Aix. Je rêve d’un tel public sur toutes les représentations d’opéra, de Mozart, Verdi ou Britten.
Comment se traduit l’injonction contradictoire des pouvoirs publics sur ce qui est devenu un enjeu politique d’affichage et de visibilité, tout en soulevant des débats de fond au sein d’une société marquée par la fracture coloniale ?
J’ai constaté pour ma part peu d’injonctions des pouvoirs publics sur les questions liées à la diversité culturelle. Je ne pense d’ailleurs pas que ce sont des injonctions qui changeront fondamentalement les choses. Il vaudrait mieux veiller à élargir la prise de conscience collective, et encourager les initiatives les plus dynamiques, les plus prospectives. Je crois beaucoup à la valeur des réseaux culturels et à l’échange des bonnes pratiques.
Comment élargir le recrutement des lieux de formation aux métiers de la scène et du plateau, sans pour autant tomber dans les travers et effets pervers d’une politique volontariste ?
Pourquoi pas une politique volontariste ? Certes, il n’est pas souhaitable que le pouvoir politique oblige tous les acteurs culturels à s’aligner sur des directives venant d’en haut. Mais une politique volontariste menée par les directions des festivals et des institutions culturelles me semble hautement souhaitable, en tenant compte évidemment des particularités locales
Quels sont, selon vous, les leviers par lesquels est susceptible de s’opérer la promotion d’artistes issus de cultures minorées ?
Formation et transmission sont des leviers puissants. L’académie du Festival d’Aix s’est révélée être un outil formidable pour travailler des questions telles que la parité et la diversité culturelle.
Depuis 2010, nous avons collaboré avec l’Orchestre des Jeunes de la Méditerranée – dont la gestion nous a été confiée en 2014 – un orchestre qui rassemble de jeunes musiciens venant de l’ensemble du bassin méditerranéen. La session symphonique annuelle est l’occasion d’une expérience artistique très forte, sous la direction d’un chef d’orchestre expérimenté. On sent que ces jeunes ont soif de musique, de recherche d’excellence, de dépassement de soi.
Nous avons également veillé à ne pas restreindre le répertoire de l’OJM au seul répertoire classique européen ; chaque année, nous organisons des sessions « interculturelles », basées sur l’improvisation, les cultures musicales de transmission orale, ce qui permet à ces jeunes musiciens et chanteurs de partager leurs racines respectives et de créer collectivement à partir de celles-ci.
Le risque n’est-il pas grand d’alimenter une nouvelle forme de stigmatisation inversée ou de fragiliser certaines propositions artistiques en leur donnant un excès de visibilité ?
Le fait de programmer un opéra chanté en arabe tel que « Kalila wa Dimna » a pu être mal vu par certains : pourquoi ne pas donner la préférence à des compositeurs issus de nos conservatoires, appartenant à l’un des principaux courants de la création européenne ? Je puis témoigner de la difficulté d’accompagner un opéra porté par des artistes appartenant à des cultures différentes, éloignés géographiquement, ne parlant pas toujours une langue commune. C’est un processus difficile mais passionnant ! Pas facile non plus d’accompagner la création musicale d’un compositeur qui ne passe habituellement pas par l’écriture pour transmettre sa musique. Mais c’est en multipliant ces expériences que nous arriverons à acquérir l’expérience nécessaire, à identifier les compétences interculturelles, et à faire reconnaître la pertinence de ces initiatives et programmations.
Propos recueillis par Christian Jade.
L'intégralité de cet entretien est disponible gratuitement sur notre site.
Bernard Foccroulle a dirigé l’Opéra La Monnaie à Bruxelles de 1992 à 2007 puis le Festival d’Aix-en-Provence de 2007 à aujourd’hui : 25 ans d’expérience et de solides convictions en matière d’ouverture culturelle, développées au sein de « Culture et Démocratie » une ASBL bruxelloise. Dans les deux lieux qu’il dirige ou a dirigés, la même vision : décloisonner culture savante et populaire, rapprocher Orient et Occident, favoriser la création artistique comme cet opéra arabe « Kalila wa Dimna » créé à Aix l’an dernier.