Christian Jade : Existe-t-il selon vous un problème spécifique d’accès des artistes issus de l’immigration sur les scènes européennes ? En particulier en Belgique que vous connaissez bien pour y avoir monté de nombreux projets en lien avec notre période coloniale Hate Radio, Compassion, Five easy pieces. Et que vous venez d’être nommé à la tête du théâtre NTGent.
Milo Rau : Oui, je crois que ce problème existe et il est très visible : il n’y a pas assez de projets ni assez d’artistes issus de l’immigration dans une majorité de salles de théâtre européen. Il faut donc inviter plus d’artistes issus des minorités culturelles à rejoindre des ensembles, ce que je vais faire à Gand, au NT Gent.
C.J. : Un de vos grands thèmes, outre le Moyen-Orient, c’est l’Afrique. Et vous avez déclaré à un de mes collègues flamands que si vous aimiez Gand, et la Belgique, c’est parce que les restes du colonialisme y sont visibles ?
M. R. : De fait il y a beaucoup d’Africains en Belgique, à Bruxelles, Gand ou Anvers qui vous rappellent votre passé colonial au Congo. C’est à la fois très négatif mais très intéressant et au fond universel : ils « mondialisent » la Belgique. C’est très différent d’une ville allemande, suisse ou autrichienne par exemple si on traverse le Rhin, on ne va plus trouver un seul noir mais beaucoup de Turcs ! Et puis à Bruxelles par exemple, il y a des acteurs incroyables, congolais, rwandais, ivoiriens, il y a toute une communauté qui travaille en Belgique. Je vais même inviter une actrice africaine francophone à rejoindre mon ensemble à Gand. En France il y a également ce même passé colonialiste, qui m’intéresse extrêmement. Alors, pour travailler, c’est super intéressant.
C. J. : Est-ce que trouvez que le théâtre est à la traîne pour l’intégration des artistes africains par rapport à la danse où à la musique ? Pourquoi une telle résistance ? Y a-t-il une sorte d’inconscient culturel colonial ?
M. R. : Je crois que les institutions sont toujours lentes, dans l’histoire humaine, les institutions viennent toujours à la fin. Mais ce n’est pas seulement le théâtre, c’est aussi l’université, les journaux, un peu partout il manque des gens issus de l’immigration. Si on fait un parallèle, on trouve la même chose encore aujourd’hui avec les femmes. En temps que coproducteur, je rencontre forcément d’autres directeurs artistiques : ce sont tous des hommes, blancs, âgés de plus de 50 ans. Pour monter en haut de la pyramide, il n’y a que les blancs, majoritairement mâles qui y arrivent. On parle toujours de « paranoïa féministe » et de « paranoïa post-colonialiste », mais en fait, c’est la vérité. Dans l’espace où je peux faire des choses, je vais changer ça. Si je veux raconter les histoires de notre société, alors j’ai aussi besoin d’acteurs issus des minorités. Je ne peux pas raconter leur histoire sans eux.
C. J. : Y aurait-il des « effets pervers » si on pratiquait une politique volontariste, pour équilibrer le système, en ouvrant davantage aux artistes issus des minorités le recrutement des lieux de formation aux métiers de la scène ?
M. R. : Je crois qu’au début il y a toujours un effet un peu pervers des politiques volontaristes parce que c’est « poussé », ce n’est pas « naturel ». Mais c’est comme ça aussi qu’on change les choses, on a besoin d’un peu de volontarisme. On doit regarder l’origine : ceux qui vont au théâtre, ce sont des blancs dont les parents allaient déjà au théâtre ou ont fait des études : il y a comme une logique à l’œuvre. Je crois qu’il faut faire des essais, il faut inviter ces gens, mais pas seulement des Africains. J’ai travaillé en Israël avec des Palestiniens, et on voit que si on crée des écoles d’art, de théâtre, de film, les communautés commencent s’internationaliser, à sortir du patriarcat. Il y a aussi des problèmes liés à la « non-culture » de beaucoup de jeunes et on peut changer ça aussi. Alors oui, le volontarisme peut changer beaucoup de choses.
C. J. : Exhibit B de Brett Bailey a fait un scandale à Londres, à Paris, pas en Belgique. D’où vient le problème ? Le fait que Brett Bailey est blanc cela devient intolérable ? Votre position ?
M. R. : J’ai vu plein de scandales comme ça, c’est un malentendu. Je peux comprendre pourquoi c’est mal reçu qu’un metteur en scène blanc montre l’esclavage avec des acteurs noirs mais ce sont tous des artistes qui ont décidé de le faire. Dire que ces artistes, les acteurs, sont des idiots qui ne savent pas ce qu’ils font, d’abord c’est irrespectueux. Et puis si un acteur joue un esclave ou un idiot, ce n’est pas parce qu’il est un esclave ou un idiot. Celui qui pense ça est un idiot.
C. J. : Pourquoi les salles de spectacle sont-elles si homogènes sur le plan ethnique et comment diversifier aussi les spectateurs ? Comment intéresser les communautés immigrées au théâtre ? Car finalement, c’est presque une tradition de petite bourgeoisie blanche ?
M. R. : Oui, c’est tout un système et on devrait tout changer, en commençant par l’éducation mais ça va prendre plusieurs générations. Au XVIIIe siècle, le théâtre était « aristocratique ». On a donc dû inventer le théâtre « petit bourgeois » : ni écrivain, ni metteur en scène de cette classe sociale avant le XIXe siècle ! Donc, il y a deux siècles les petits bourgeois eux aussi étaient, culturellement, comme des « immigrés », qui ont commencé à écrire ! Et il faut faire la même chose maintenant. C’est une deuxième révolution du Tiers-Etat. Mais il faut le faire dans toute la société, la politique, les médias, un peu partout. Nos sociétés d’immigration doivent se repenser fondamentalement je crois, dans la génération à venir.
Une analyse approfondie des spectacles de Milo Rau figure dans le #131 d'Alternatives théâtrales, "Écrire, comment ?" : Rituels réalistes, par Frederik Le Roy.